Le Tabac1 est sans doute la plante la plus importante de tout le bassin amazonien, tant par ses fonctions rituelles et thérapeutiques que par sa diffusion. C’est la plante la plus anciennement cultivée en Amazonie, 6000 à 7000 ans selon certains auteurs, et celle qui s’est répandue le plus rapidement, non seulement en Amérique du sud mais aussi dans le monde entier. Quand les Espagnols arrivent sur ce continent, toute l’Amérique indigène consomme du Tabac malgré l’absence de moyens de transport, et même des chevaux apportés par les Conquistadores.
La première chose qui va être offerte à Christophe Colomb par les indiens Arawak à son arrivée au Nouveau Monde, c’est le Tabac. C’est dire l’importance que cela avait pour eux, c’était leur or, c’était ce qu’ils avaient de plus précieux, c’est ce qui leur permettait d’entrer en contact avec les dieux, c’était leur sacrement. Un mois plus tard, Rodrigo de Jerez et Luis Torres, à leur retour d'une excursion à l'intérieur de Cuba, trouvent des habitants qui inhalent la fumée de feuilles de tabac brûlant à sec, à travers un morceau de canne creuse en forme de `` Y '' qui ils appellent tobago ou tobaca. Quelques jours après cette première offrande, en naviguant à travers les îles, Christophe Colomb remarque un autre indigène solitaire dans sa pirogue, lui-aussi avec des feuilles de Tabac. Très vite, les espagnols vont être intrigué par l’omniprésence de cette plante, de cette feuille et ils vont l’expérimenter. Tout de suite après ce premier voyage, la diffusion du Tabac va se faire très vite en Occident et au-delà.
Pourquoi et comment cette plante, le Tabac, a pu conquérir si rapidement un immense espace ainsi que des cultures aussi différentes ? Aux XVIIème et XVIIIème siècles, la diffusion du tabac dans le monde entier va connaître une expansion absolument extraordinaire, pratiquement inexplicable à une époque éloignée de toute globalisation.
Le Tabac est largement répandu géographiquement, mais c’est aussi une plante universelle au niveau de ses usages, c’est-à-dire que c’est l’une des rarissimes plantes médicinales qui peut être associée à n’importe quelle autre plante maîtresse2. Par exemple, les chamanes peuvent l’associer à la Coca, à l’Ayahuasca, ainsi qu’avec toutes les autres plantes psicoactives visionnaires (hallucinogènes). Marié avec ces plantes, le Tabac potentialise leurs effets. Il existe très peu de plantes qui possèdent cette caractéristique. La Coca est aussi une plante universelle, mais elle n’est pas uniquement « masculine » comme le Tabac. A l’instar de l’Iboga africaine, la Coca est à la fois féminine et masculine, exactement au centre du spectre « sexuel », entre l’Ayahuasca féminine et le Tabac masculin.
Si l’Ayahuasca se prend dans l’obscurité avec une attitude relativement passive, de réceptivité, avec l’acceptation de se laisser guider, le Tabac, lui, demande un positionnement plus actif. Le Tabac oriente vers les fonctions psychiques masculines qui nous intéressent particulièrement, en psychothérapie ou en travail sur soi, pour découvrir ou faire surgir en nous ces caractéristiques ou fonctions masculines qui font terriblement défaut à l’heure actuelle. La société occidentale est très marquée par une ambiance New-Age relativement déstructurante et qui accorde une trop large place aux fonctions féminines. Celles-ci ne sont en rien négatives, bien au contraire, mais leur excès induit un déséquilibre préjudiciable entre le masculin et le féminin. Par cette vertu « masculine », la force du Tabac assume un rôle structurant.
La première chose qui va être offerte à Christophe Colomb par les indiens Arawak à son arrivée au Nouveau Monde, c’est le Tabac. C’est dire l’importance que cela avait pour eux, c’était leur or, c’était ce qu’ils avaient de plus précieux, c’est ce qui leur permettait d’entrer en contact avec les dieux, c’était leur sacrement.
Le Tabac donc, universel dans ses usages, l’est aussi dans sa répartition géographie, car il est utilisé partout dans le monde. J’ai eu l’occasion de voyager sur tous les continents et d’y rencontrer des guérisseurs et, dans n’importe quel endroit, quand on offre du Tabac, il facilite la conversation : tous les guérisseurs reconnaissent immédiatement et apprécient hautement le pouvoir du Tabac. C’est le meilleur cadeau que l’on puisse leur faire, même dans des régions où il n’est pas très diffusé, comme en Mongolie où je suis allé avec mes « mapachos », les cigarettes de tabac pur (Nicotiana rustica).
Le Tabac est essentiel dans les pratiques chamaniques grâce à sa puissance particulière, à tel point que, dans certaines sociétés, le chamane ou le guérisseur est « celui qui consomme du Tabac ». Chez les Ashaninka, le guérisseur ou « sheripiari » est celui qui « mange » le Tabac. Il en absorbe le jus de mastication ou avale sa fumée afin de se « nourrir », de nourrir ses énergies. Dans d’autres groupes ethniques, le chamane est appelé « celui qui souffle le Tabac », celui qui est capable et autoriser à souffler la fumée de Tabac sur ses patients. Certes, souffler de la fumée de Tabac, n’importe qui peut le faire, mais le chamane a l’entraînement et l’habilitation nécessaires pour souffler la fumée du Tabac de manière opératoire et efficace afin d’équilibrer le corps énergétique. Il doit acquérir un degré suffisant de maîtrise des puissances du Tabac et de son propre corps énergétique pour pouvoir gérer cette opération. Cela a mérité au Tabac le qualificatid de « chair ou nourriture des Dieux »3.
Le Tabac est pour certains guérisseurs leur plante maîtresse essentielle et on les désignera alors par le terme de « tabaquero ». Cependant, il s’agit rarement d’une utilisation isolée. Autour de l’usage du Tabac, de nombreuses autres pratiques rituelles ou de de soins peuvent s’articuler (bains, massages, etc.) et l’esprit du Tabac peut s’associer aux esprits de l’eau, de la terre, de l’air et du feu.
Le Tabac est la plante la plus puissante utilisée en Amazonie, plus importante par exemple que l’Ayahuasca. Gérer le Tabac nécessite une grande maîtrise psychique, physique et spirituelle. Si cette gestion du Tabac est mal faite, l’esprit du Tabac, profané, échappe au contrôle de l’être humain et va l’investir, le dominer, au point même éventuellement de le posséder. Chez les indiens cela équivaut à devenir sorcier. Cette « possession » s’appelle en Occident le tabagisme.
Nous allons présenter l’exemple d’Ignacio, un guérisseur indigène qui a hérité ses connaissances d’un de ses oncles4. A l’âge de 20 ans, on lui a fait un sort, comme cela se passe souvent en Amazonie. Il fait appel à cet oncle guérisseure qui, en même temps qu’il le soigne, l’initie aux médecins traditionnelles. Ignacio est avant tout un tabaquero, celui qui utilise le Tabac. Quand il fume, il avale le Tabac, le déglutit, pour alimenter ses énergies guérissantes, situées au niveau de l’estomac. Ces énergies chamaniques s’accumulent à cet endroit également sous une forme physique, matérielle. Ce phénomène est tout à fait surprenant mais observable, sans que je puisse moi-même expliquer ce processus physiologique, à la fois énergétique et physique.
Comment peut-on expliquer qu’il puisse y avoir dans l’estomac du chamane une « substance » qu’il garde-là et qui s’y maintient même lorsqu’il mange ou boit ? Lorsqu’il ingurgite de la fumée de Tabac, le tabaquero peut alors régurgiter cette substance. Il s’agit d’une sorte de bave visqueuse ou phlegme qui s’appelle le « mariri » ou « yachay », ce qui veut dire « le savoir » en quechua. Le chamane a un savoir matérialisé dans son corps !
Pour certains soins, le chamane régurgite le yachay à l’aide de l’ingestion de fumée de Tabac et utilise cette substance dans sa bouche comme un « aimant » absorbant les mauvaises énergies du malade para la succion. Il recrache alors le yachay contaminé. Ce geste appelé « chupada » (succion) est utilisé également pour enlever les dards magiques (virotes) envoyés par les sorciers dans le corps de leur victime. Nous avons expérimenté le fait d’être victime de ces « virotes » et également de les faire retirer par succion par un chamane Lamista, Pastor Huaman, qui, à l’occasion, nous a montré son « yachay » en l’extériorisant de sa bouche par régurgitation.
Quand un chamane du peuple Shuar sent qu’il est au bord de la mort, en danger de mourir, il va transmettre son savoir à son disciple en régurgitant son phlegme, cette bave très visqueuse, ce « mariri », et le placer dans la bouche de son élève qui va l’ingurgiter à son tour et par ce moyen obtenir le pouvoir thérapeutique du chamane.
La fumée du Tabac montre une fonction tout à fait particulière et mystérieuse en étant à la fois matérielle et aérienne, sensible et insensible. Elle opère la jonction entre deux états du créé. Pour les guérisseurs, dans le monde chamanique, dans le monde amazonien, on se trouve-là dans une zone crépusculaire, une zone de transition, comme entre le jour et la nuit, où l’on peut voir en quelque sorte « dans l’ombre des choses », dans le revers du monde. Curieusement, il a été observé que les fumeurs ne fument jamais dans l’obscurité totale, il leur faut voir la fumée qu’ils exhalent. Certains groupes tradoitionneles disent que la fumée rend visible le souffle vital. Dans ce mystère des volutes du nuage de fumée, une sorte de rencontre, de collision s’opère entre la solidité de la matière et l’aspect éthéré de l’air, entre la réalité visible et la réalité invisible.
Or la matière et l’eau sont liées au monde du féminin, comme nous naissons d’un corps féminin, d’une mère, à la fois dans l’obscurité de la matière et de l’eau, immergés dans le liquide amniotique. Puis surgit la naissance et nous sortons de cet univers de chair et d’eau pour accéder au monde de l’air et du feu, de la lumière, du soleil, en bref des « énergies » masculines. C’est la naissance physique, j’aimerais dire la naissance pré-psychique. C’est une naissance physique puisqu’il y a séparation des corps mais ce n’est que le début de la naissance psychique car il commence à y avoir un regard échangé entre la mère et l’enfant. C’est le début de la relation entre deux êtres qui ne sont plus dans une relation fusionnelle complète, le début de la différenciation5. Comment faire pour pouvoir associer et conjuguer harmonieusement le féminin et le masculin ? Ce problème se pose pour tout le monde, nous avons tous quelques petites difficultés avec cette thématique : quelque part, dans la fumée du Tabac, on retrouve cette association de la matière et de l’air, dans leur essence l’association du féminin et du masculin.
Dans les mythes Wajao par exemple, la maison des dieux, la maison du savoir, de l’origine des dieux, est appelée « la maison de la fumée du Tabac ». Donc notre savoir, notre connaissance, notre conscience, procéderaient du mystère de la rencontre du féminin et du masculin. Un homme comme Ignacio ne va évidemment pas l’exprimer avec les mots qui sont les miens aujourd’hui mais il le dit dans le quotidien avec des mots très simples. Ignacio peut travailler avec la fumée du Tabac et aussi avec les esprits de l’eau. Il est lié au monde de l’eau, aux entités de l’eau qu’il prie et qu’il chante, et en même temps il utilise le Tabac. Il se trouve justement à cette jonction des mondes masculin et féminin, avec sa personnalité presque brutale et en même temps d’une sensibilité extrême et délicate. Sous des apparences très macho, il se montre également très féminin quand on le connaît très bien. Cet un homme de grand cœur, tout à fait dans l’émotion, dans l’affectif, présente simultanément une apparence solide et carrée, et un style directif et autoritaire.
Le travail d’Ignacio commence donc par une soplada, de la fumée soufflée rituellement sur le corps du patient. Ignacio « charge » d’abord le mapacho6 des énergies qu‘il convoque à travers ses chants et prières. Il utilise à cette fin l’énergie de son propre corps connectée à celle de l’esprit du Tabac, de ses maîtres, de ses ancêtres, et d’autres esprits de plantes ou élémentaux (terre, eau, air et feu) qu’il a appris à dominer, ainsi que de figures du panthéon chrétien. La fumée de Tabac soufflée possède donc des qualités énergétiques qui vont directement agir sur le corps énergétique du patient. Par incompréhension de cette dimension énergétique, certains chercheurs ont tenté de réduire l’action de la soplada à une explication matérielle de fines particules du Tabac qui parviendraient à pénétrer par les pores dilatés de la peau...
Ensuite, Ignacio prépare une décoction de diverses plantes médicinales à laquelle il ajoute un peu de Tabac frais dilué dans de l’eau et un peu de parfums : on retrouve ici aussi ce mélange de la matière et de la dimension la plus subtile des essences volatiles, solides et aérienne à la fois. L’usage moderne de l’Agua Florida7 s’est substitué aux préparations traditionnelles de tubercules aromatiques d’une famille de plantes qu’on appelle les « Piri-piri »8. Les chamanes se sont maintenant mis à l’heure moderne et ils utilisent des parfums fabriqués d’une façon semi industrielle.
La préparation peut se faire avec des plantes énergisantes, tonifiantes, ou au contraire sédatives et calmantes comme la mauve, une « Malvaceae » dont il existe des variétés en Europe, une plante considérée comme une plante « fraîche » (fresco), une plante de rafraîchissement. Dans ce cas, la préparation va servir à rafraîchir le tube digestif des gens qui ont justement trop de « chaleur » au niveau du plexus solaire. Cela peut s’entendre sur le plan physique pour des gens qui ont un problème d’inflammation, une mauvaise digestion ou une gastrite, etc. Mais cela peut se considérer aussi dans le langage chamanique non seulement au niveau physique mais au niveau énergétique : une concentration ou rétention excessive d’énergie au niveau du plexus solaire qui peut renvoyer par exemple à un lien excessif avec la mère, un lien qui ne s’est pas défait. Ou encore à un niveau spirituel se référer à un sort par ingestion d’une substance toxique. Donc Ignacio va utiliser cette préparation de Tabac et de parfums pour solliciter l’intervention de la puissance thérapeutique du Tabac au niveau physique mais aussi aux niveaux énergétique et spirituel via le rituel. Ignacio prie l’esprit des plantes et des parfums et leur demande d’aider et soigner son patient, et leur ordonnant également de ne rien lui enseigner de mal.
Si Ignacio donne une préparation tonifiante d’écorces d’arbres ou d’ail sauvage (Mansoa Alliacea), après ingestion, il demande au patient de courir quelques minutes pour que le produit se diffuse dans tout le corps en accélérant la circulation.
Le patient est ensuite invité à se rendre à la rivière. Ignacio s’assure, avant les soins, que l’endroit où il va immerger le patient soit propre de toute mauvaise énergie. A cet effet, il utilise un balai avec lequel il balaye littéralement l’eau d’éventuelles mauvaises énergies résiduelles ou mauvais esprits. Il faut insérer ce geste, qui pourrait paraître loufoque à des esprits cartésiens, dans le contexte rituel où tout acte exprime une action simultanée aux deux niveaux visibles et invisibles. On peut rapprocher ce geste de celui de Saint Martin de Porres, un saint mulâtre de Lima du XVIème s., barbier et guérisseur, qui, tout en balayant le couvent, priait pour balayer en même temps ses péchés et ceux de ses ouailles. Il est traditionnellement représenté armé d’un balai.
Le patient est ensuite complètement immergé, allongé sur le ventre dans l’eau du torrent, en apnée. A travers ses prières et ses chants Ignacio, pendant un quart d’heure, va appeler les esprits de l’eau qu’il s’est concilié au cours de ses initiations (sirènes, esprits des chutes d’eau ou « saltones », des tourbillons ou « remolinos », géants, boas, dauphins). Il leur rappelle qui il est et de qui il a hérité son habilitation (de son oncle Perdo Ortiz). Il nomme en particulier une sirène qui s’appelle « Dina Albertina », un esprit féminin. Ses demandes sont à la fois des sollicitations et des injonctions. En effet, ces esprits méritent le respect mais ils doivent demeurer soumis à la volonté humaine. L’initiation donne autorité au guérisseur sur ces esprits ou êtres de la nature qui pourraient perturber l’être humain s’ils ne lui étaient pas soumis. Les sorciers, au contraire, se laissent posséder par certains de ces esprits, ce qui leur donne certain pouvoirs mais au prix de leur aliénation. Par ailleurs, des personnes peuvent être accidentellement parasitées par ces créatures de la nature par exemple en étant surprises par une crue violente ou en dormant près d’une pièce d’eau.
Ignacio racontait que sa sirène, Dina Albertina, venait du fleuve Ucayali où il avait fait son initiation avec son oncle. Tandis qu’il revenait à Tarapoto par voie terrestre, sa sirène remontait les fleuves jusqu’à arriver au río Shilcayo où il opérait à Tarapoto.
Un autre de nos maîtres enseignant, Aquilino Chujandama, de Chazuta, avait lui aussi une sirène résidant dans la rivière Yukanayaku, près de sa maison. Un jour que des pêcheurs à la dynamite en firent exploser à cet endroit, la sirème disparut à jamais. Aquilino pleurait à chaudes larmes en se remémorant cette perte irréparable.
Ignacio termine le bain en marquant le patient d’un signe de croix exécuté au-dessus de l’eau où le patient est allongé. Dès qu’il est sorti de l’eau, tout le corps du patient est frotté vigoureusement avec du Tabac dilué dans de l’eau additionnée de parfums. Cette opération est destinée à le revigorer et protéger son corps énergétique.
Dans cette séquence, nous voyons donc que le Tabac a été utilisé d’abord sous la forme de fumée soufflée sur le corps du patient, puis en décoction dans ce mélange ingéré et associé à des parfums et d’autres plantes macérées, enfin frotté sur le corps du patient pour le protéger. Le Tabac assume en effet cette fonction protectrice, une protection masculine.
Evidemment, il existe un seuil à franchir pour la pensée occidentale, afin de pouvoir passer du concept matérialiste au concept énergétique, d’un paradigme matérialiste à un paradigme post-matérialiste. Il faudrait aussi définir ce mot d’énergie, ce que je ne saurais faire. Nous nous trouvons à cet endroit à la frontière de notre savoir et de nos connaissances. L’abord du réel par les guérisseurs n’est pas d’ordre conceptuel. Quand on parle avec un chamane, on n’utilise pas de langage abstrait. Ignacio est très bavard mais il dit très peu de choses nouvelles dans nos échanges quotidiens. Il raconte et redit histoires et anecdotes de sa vie et au sein de ces répetitions apparaît tout à coup, presque par inadvertance, un élément nouveau, une réflexion à saisir au vol. Après plus de quinze ans que je le connais, je découvre cependant toujours de nouveaux indices cachés de sa façon de voir le monde.
J’ai rencontré Ignacio dans des circonstances qui valent la peine d’être racontées.
Je me suis trouvé un jour face à une jeune fille en pleine bouffée délirante, à son domicile. Elle était devenue incontrôlable au point que sa famille, ne sachant que faire, pour sa protection et la leur, l’avait attachée à son lit. Elle était proprement « folle à lier ». Elle ne dormait pas depuis plusieurs jours ni ne s’alimentait. Avec ma femme, qui est également médecin, nous avons tenté des médications sédatives jusqu’à lui donner un cocktail lytique pour essayer de la tranquilliser. En vain, même à haute dose. Pas d’hospitalisation psychiatrique possible ni de transfert à Lima dans ces conditions. On nous suggère de faire appel à Ignacio connu pour traiter « les fous ». En désespoir de cause, nous décidons de tenter cette solution.
Ignacio vint alors, observe la patiente à quelques mètres de distance, sans la toucher ni lui parler et quand je lui demande ce qu’il en pense, il me rétorque tranquillement « oh, c’est facile ». Je me suis dit qu’il ne se rendait pas compte de quoi il s’agissait. Je lui ai demandé de quoi il avait besoin, ce qu’il lui fallait et il m’a répondu simplement : « un verre d’eau ! ». Quand on a fait plus de sept années de médecine, cela rend septique. Mais, après tout, un verre d’eau ne coûte pas grand-chose et ne présente pas grand danger. Alors je le lui donne et là il a prié, il a chanté quelques minutes, ce n’a pas été très long, mais la patiente a commencé à réagir en l’insultant. Il a fallu lui faire alors ingurgiter le verre d’eau de force. Et...elle a dormi cinq heures !
Dans ces conditions, on est tout de même obligé de se poser des questions. Nous sommes deux médecins autour d’une patiente avec laquelle on a épuisé en vain toutes nos ressources et voilà un homme analphabète qui, avec un simple verre d’eau, fait immédiatement dormir une patiente qui était en pleine bouffée délirante… Difficile d’invoquer la suggestion ! Ce n’était d’ailleurs pas une indienne et sa réaction était fortement d’opposition au guérisseur.
Je crois donc important, dans cette approche du thème du Tabac ou du thème chamanique en géneral, de procéder par une approche pragmatique, celle de l’observation clinique. L’approche clinique est justement un avantage de la formation médicale qui exige de partir de l’observation des faits. La compréhension viendra peut-être ultérieurement. L’appréhension intelectuelle, souvent celle des sciences sociales, qui tente d’observer et d’interpréter en fonction de théories, de concepts, demeure relativement inopératoire dans ce contexte. La vérification des hypothèses par leur mise à l’épreuve sur le terrain a des chances de passer à côté de l’essentiel et faire perdre beaucoup de temps. La clinique, par contre, offre la sanction immédiate de la confrontation au réel.
Donc la pratique de la céremonie du Tabac n’est pas isolée de toute la cosmogonie amazonienne où elle s’insère et où l’univers ne se résume pas au monde visible de la manifestation et des phénomènes, au monde sensible. Cette partie visible n’est que « la moitié » du réel, si j’ose dire, l’autre moitié étant celle du monde invisible ! Serait-il inexistant parce qu’il est invisible ? Comme nos sentiments par exemple ou nos pensées ? Ce monde invisible, ce monde des archétypes jungiens, le monde des « formes anthropologiques » ou « monde-autre », le monde des idées de Platon, est cependant premier et structurant de ce « monde-ci ». Et le Tabac, comme tout ce qui se trouve dans la nature finalement, constitue une forme sensible qui, para analogie, dans un contexte rituel et au travers de la fonction symbolique, donne la possibilité d’accéder à ce qui n’est pas là mais qui est donné à voir à travers ce qui est là. La fumée de Tabac s’inscrit bien sûr dans la matérialité des molécules, des particules, etc., mais qu’est-ce que cela donne à voir du monde-autre ? Du monde invisible ? Or, le Tabac est particulièrement intéressant parce qu’il a une puissance telle dans sa fonction symbolique qu’il va couvrir tout l’axe du réel, du plus matériel au plus spirituel, du plus solide au plus aérien.
Le Tabac utilisé sous de multiples formes est bu, lèché, mâché, mastiqué, sucé, fumé, inhalé, avalé, frotté.... Certaines tribus en font de l’ambil qui est une sorte de pâte ou gelée de Tabac qui est lèchée ou sucée. Le Tabac s’utilise en décoction, infusion, macération... Par voie orale ou en lavement... Toutes ces formes d’usage initial du tabac, sont solides et liquides. Les initiations, soins et enseignements débutent par l’assimilation des énergies « féminines » du Tabac, liées à la terre et l’eau. Temps de maturation et gestation qui prépare à l’incorporation des énergies « masculines » du Tabac liées aux mondes aérien et igné, somme du feu et de l’air. L’impétrant peut alors fumer.
Qu’est-ce que nous dit le chamane ou le guérisseur ? L’incorporation correcte d’une force, d’une énergie, d’une substance, de « l’esprit » d’une plante, pour se faire sans être déstabilisé, perturbé ou dominé par la puissance de la plante, doit se faire dans un ordre immuable. Pour s’approcher d’une plante initiatique, d’une plante sacrée, il faut le faire de manière ordonnée, conforme à l’ordonnancement de la création. Car la création est ordonnée, donc sensée, ce qui nous renvoie tout de suite à un sens des choses et de la vie. Faire les choses en fonction de son intuition du moment, de la petite idée qui nous traverse, ou de vagues conseils, nous installe dans le n’importe quoi, le caprice, et cette inversion ou transgression de l’ordre de la création se révèle extrêmement dangereuse.
Quel est cet ordre ? Il faut d’abord prendre le Tabac sous forme solide et sous forme liquide pour incorporer en premier lieu dans son corps les vertus féminines du Tabac. Avant de le fumer. Je n’ai pas vu de jeunes garçons amazoniens avec la cigarette ou la pipe au bec. Par contre, dans toutes les initiations conventionnelles, qui malheureusement se perdent aussi, il y a du Tabac, sous forme solide ou liquide. Dans un deuxième temps si on veut devenir chamane, après avoir incorporé la plante sous ses formes solide ou liquide avec ce que cela suppose, c’est-à-dire purgation par le vomissement, la diarrhée, les sueurs, malaise vagal, maux de tête… il est alors éventuellement possible d’apprivoiser l’énergie spirituelle du Tabac et de le fumer, parce qu’à ce moment-là il devient possible de s’approprier ses vertus masculines. On retrouve le processus de la naissance : on naît de la terre et de l’eau pour accéder à l’air et au soleil (feu-lumière). Lors de la naissance spirituelle, c’est-à-dire dans l’initiation, le processus suit exactement le même ordre. L’absorption du Tabac sous ses formes solides et liquides ne créé aucune dépendance, même en quantités phénoménales. Qui connaît une personne dépendante au jus de Tabac ? Et pourtant c’est la même plante qui induit la dépendance tabagique lorsque l’ordre de la création est inversé et que le Tabac est fumé directement sans avoir auparavant été assimilé sous forme solide ou liquide.
Il nous faut donc sortir de notre vision matérialiste et réductionniste, concentrée sur la substance, pour considérer les usages qui sont faits de cette substances ou de cette plante. Parler de plantes « bonnes ou mauvaises » n’a aucun sens tant qu’on n’en définit pas les usages. Interdire l’Ayahuasca, par exemple, comme dangereuse n’a pas plus de sens que de la recommander parce qu’inoffensive. Ce sont les conditions de la relation avec la plante qui peuvent éventuellement recevoir un qualificatif positif ou négatif. Sans préciser les modes et usages, toute parole sur ce sujet demeure insensée. La toxicité ne peut être prêtée à aucune substance ou plante en soi, elle ne peut que qualifier une relation précisément définie avec un organisme vivant. Quelle plante, quelle partie, quelle préparation, à quelle dose, quelle voie d’ingestion, chez quel type de sujet, etc. ? Le Tabac est une plante à vertus potentiellement médicinales et aussi une plante potentiellement mortelle. L’usage seul est déterminant.
Au-delà de cet ordre de consommation des formes solides, liquides, aériennes et ignées, et du contexte matériel et extérieur, il s’agit aussi de prendre en compte l’intentionnalité qui accompagne la prise de la plante chez son consommateur. Pourquoi on consomme ? Que cherche-t-on au fond ? Parce que cette dynamique intérieure oriente et induit certains effets.
Je vais donner un exemple me concernant. Lors de mon arrivé en Amazonie, Aquilino Chujandama, déjà âgé et pratiquement impotent, ne donnait plus de plantes et transmettait tout son savoir uniquement à travers ikaros9 et sopladas. L’esprit du Tabac lui permettait d’invoquer toutes les plantes qu’il connaissait et de les incorporer aux corps énergétique de son élève par sopladas, avec sa pipe chargée par les ikaros. Il ignorait le problème du tabagisme chez les occidentaux.
Très autoritairement, Aquilino me tend sa pipe et me demande de fumer. Surprise du jeune médecin qui arrive en Amazonie, content d’être sain parce qu’il ne fume pas. Devant mon hésitation, le guérisseur me questionne : « Tu fumes le Tabac ? » Le jeune médecin répond : « Non, non, je ne fume pas, j’évite...!» Alors, déçu, tombe la sentence du guérisseur : « Dans ce cas, tu ne peux pas apprendre ! ». Alors j’ai pris la pipe qu’il m’a tendue et j’ai commencé à fumer. Il m’a ensuite offert une pipe tradionnelle (cashimbo) et recommandé de fumer régulièrement.
Au début, la pipe de tabac me saoûlait et me rendait malade. Puis, peu à peu, je suis devenu dépendant au tabac à force de fumer autant, parce que je suis un occidental et que je n’avais pas compris ce qui se passait, je n’avais pas la préparation physique ni psychique pour cela, ni la posture rituelle correcte. Alors, le Tabac m’a été interdit pendant plusieurs années. Il m’a été demandé soudainement de m’arrêter : « maintenant tu ne fumes plus et tu vas commencer à prendre du Tabac en décoction, en jus, etc. ». !
Il existe donc un processus à respecter, mais il ne s’agit pas seulement d’un ordre séquentiel dans l’incorportaion des énergies du Tabac sinon aussi d’une question d’intentionnalité, de disposition psychique du sujet. Enfin, intervient la dimension rituelle qui qui accompagne tous le processus.
L’importance de ces rituels peut être esquivée par un occidental parce qu’ils peuvent avoir à ses yeux un aspect insignifiant. Le guérisseur a juste l’air de marmonner sur son verre ou sur sa pipe, ce n’est pas grand-chose, rien de spectaculaire. Le rituel, ce n’est pas nécessairement un branle-bas de combat très visible…Ce n’est pas dans cette dimension de l’extériorité que cela se passe. Il s’agit en fait de savoir si celui qui invoque le Tabac par exemple, sait vraiment s’adresser à lui de manière efficace. Pour savoir parler à l’esprit du Tabac, il faut y être initié. Il faut apprendre à reconnaître cet esprit du Tabac, comment il se manifeste, quelles sont ses caractéristiques. Et cette re-connaissance se fait par le corps, dans la mesure où le tabac y a trouvé sa place après purges, diètes, jeûnes...
Nous avons fait une expérience, il y a quelques années en France, dans laquelle nous avons donné du Tabac à quelques français qui étaient désireux de connaître son énergie et qui ne connaissaient pas la cosmogonie amazonienne. Après ingestion, nous leur avons demandé d’écrire sur un papier tous les adjectifs, les caractéristiques, qui leur venaient tout de suite à l’esprit par association après la consommation du Tabac. Il y avait une vingtaine de personnes qui ont chacune donné une quinzaine de qualificatifs dont nous avons fait la liste. En synthétisant et regroupant les réponses similaires, nous avons retrouvé très exactement ce que disent les guérisseurs amazoniens, les tabaqueros, du « profil » de l’esprit du Tabac. « Il est fort, puissant, structurant, implacable, il décoince, oblige à avancer, à sortir de soi, à s’ouvrir, à oser, à aller vers… ». C’est exactement ce qu’en disent les guérisseurs.
Par exemple, l’esprit du Tabac, dans sa présentation anthropomorphe, se visualise comme un homme noir, fort et musclé. Je n’ai jamais entendu parler « d’une petite blonde » ! Ces caractéritsiques évoquent la force, la puissance, la masculinité. La couleur noire ne renvoie pas à l’obscurité, à une connotation négative ou maligne, mais à un noir « beau », positif, qui est celui de la densité de la matière, d’une concentration extrême d’énergie. A l’inverse, je n’ai jamais entendu dire par quelqu’un qui avait pris de l’Ayahuasca, qu’il avait vu un grand noir musclé. L’Ayahuasca est visualisée sous des attributs féminins et généralement comme « une femme sans tête ». Celle-ci représente toute l’énergie féminine dans sa sensibilité et sensualité, mais hors du conceptuel, du mental, de la rationalité. Dans la vision zoomorphe du Tabac, on voit plutôt un puma noir, « yanapuma » qui renvoie aux mêmes qualificatifs : puissance, densité de la force, noir de jais du puma noir amazonien. Le symbole est toujours double et on comprend aussi que si le puma n’est pas bien contrôlé, il peut devenir un terrible prédateur. Ainsi, si le Tabac n’est pas bien contrôlé, il peut tuer. C’est effectivement un terrible prédateur qui tue 13,500 personnes par jour, dans le monde, selon l’OMS.
Le Tabac va nous servir par sa capacité d’aller du plus dense vers le plus éthéré, du plus tellurique vers le plus aérien. Il a donc le pouvoir d’agir sur tous les éléments constitutifs de la nature humaine. Dans le corps de l’homme, on trouve des correspondances avec le minéral, le végétal, l’animal et aussi le spirituel qui nous rapproche du monde angélique. Le Tabac parcourt tout ce spectre : il va pouvoir agir sur le corps, sur le psychisme, sur les émotions et sur la dimension spirituelle, ou transrationnelle comme certains l’appellent, mystique peut-être. Ces aspects-là ne sont pas séparés, ni dans la nature humaine, ni dans les effets du Tabac.
Développons maintenant un peu les pratiques du guérisseur indien Pastor Huaman, déjà cité, qui est « lamista »10 et habite le petit village de Pamashto. C’est un chaman qui a pris beaucoup de Tabac et de nombreuses plantes et dont la spécialité est de pouvoir extraire du corps de ses patients des dards magiques, des fléchettes (virote).
Pastor Huaman pose d’abord son diagnostic en examinant, au poignet et dans la pliure du coude, le pouls énergétique qui est différent du pouls sanguin (pulsear). Cet examen lui permet de discerner si le patient souffre d’une maladie naturelle ou d’un sort et si ce dernier est dû à une fléchette ou à une autre cause. Il localise ainsi l’endroit où le dard a été fiché. Ce type de diagnostic est très classique chez les guérisseurs amazoniens et leur permet également de savoir l’état général énergétique de leur patient, de découvrir s’ils ont pris des plantes médicinales, fait des diètes... Un véritable guérisseur détectera immédiatement si son patient est aussi un sorcier.
Après avoir pris une goulée d’eau citronnée dans la bouche, il aspire sur le corps du patient, exerce une succion là où il a localisé la présence d’un dard. Ensuite il recrache, d’abord cette eau citronnée, puis il essaie d’expulser, en se râclant la gorge et par des efforts de régurgitation, le phlegme qui apparaît sous la forme d’un filament visqueux qu’il recrache également. Il répète cette opération plusieurs fois, au maximum une dizaine de fois, jusqu’à l’extraction complète du virote. J’ai pu observer au long des années la précision de son diagnostic et son efficacité à localiser les dards et les extraire. Son intervention est immédiatement efficace. Je me rendrais compte aussi par la suite que lui-même envoyait des dards et proposait même à ses victimes ensuite de les enlever, en accusant un autre sorcier, afin de gagner quelques sous. Après extraction, il reste éventuellement une petite douleur résiduelle comme après avoir ôté une écharde, mais les effets psychiques et énergétiques s’amendent tout de suite.
Un occidental qui va se balader en Amazonie et qui ne connaît pas ce genre de choses ou les nie, qui ne prend pas un minimum de précautions, qui se croit protégé par sa bonne foi ou par le fait « de ne pas y croire », s’expose à être atteint par ces pratiques sorcières et au mieux en sortir déstabilisé au niveau énergétique et psychique, au pire y laisser sa santé mentale ou sa vie. Par exemple, rentrant chez lui, il boit un petit verre de trop lors d’une fête et, ses défenses psychique diminuant, les esprits parasitent peuvent le dominer, voire le posséder, et il peut faire une bouffée délirante ou entrer dans une déprime très profonde. Les soins psychiatriques se révèlent dans ce cas inutiles et inefficients, les médications psychotropes pouvant même aggraver la situation.
Nous avons beaucoup à apprendre à propos de cette espèce de physiologie que je dirais somato-énergétique car on se situe entre la matière et la non-matière. Il existe des phénomènes de matérialisation et dématérialisation permanents. Pour les guérisseurs, cela relève de l’ordinaire, d’une physiologie naturelle, c’est nous que cela étonne de par notre formation rationaliste.
Les chamanes possèdent un phlegme dans leur estomac. Ce phlegme est un pouvoir, une énergie qui peut se condenser au point de se matérialiser sous la forme d’une pointe de flèche ou d’un dard. Il y a en gros, cinq types de dards qu’on appelle « virotes » en Amazonie. Les sorciers peuvent les projeter à distance dans le corps de leurs victimes. Certains tuent les gens par inanition : ils n’ont plus envie ou ne peuvent plus manger, ils se dénutrissent jusqu’à en mourir. D’autres paralysent les individus, rendent les personnes passives, fainéantes et les victimes deviennent des « tuchperos ». La « tuchpa » est l’endroit où on fait le feu pour cuisiner. Le « tuchpero » passe sont temps à côté de la cuisinière, au chaud, sans ne rien faire. Il a toujours froid, ne bouge plus et s’éteint progressivement. D’autres dards mortels sont dirigés vers le coeur, ou vers la gorge pour que le patient les avalent, et en meurent. D’autres enfin visent la tête de façon à entraîner la folie chez la victime, ce qui peut le conduire jusqu’au suicide.
Si ces toutes ces histoires, pour un occidental, semblent sortir d’un « Tintin et Milou », elles sont cependant des réalités opératoires en Amazonie11.
Le chamane régurgite son phlegme stomacal en avalant de la fumée de Tabac et il va le souffler, le projeter, vers sa victime en le chargeant préalablement d’une intention maligne (inanition, folie, maladie, etc.). Cette énergie atteint la personne désignée. Quand elle pénètre dans son corps, la victime ressent une piqûre comme celle d’une fléchette, d’une épine ou piqûre d’insecte. En Amazonie, cette pratique de sorcellerie renvoie à la chasse à la sarbacane (pukuna) à travers laquelle le chasseur projetait des dards empoisonnés, enduits de curare. Cette substance, obtenue après un long processus, provoque la paralysie musculaire lorsqu’elle injectée en sous-cutané. Les singes, au sommet des arbres, atteints par les dards sont paralysés, chutent alors au sol et sont capturés pour être ensuite mangés. Si le curare est injecté directement dans le sang, le singe meure mais également ceux qui le consommeraient. La dose et le mode d’injection doivent donc être extrêmement précis. La préparation du curare elle-même requiert de nombreuses opérations dont certaines très dangereuses (vapeurs toxiques)12. La pratique des virotes reprend les élements de ce contexte culturel et de sa symbolique.
Cependant, le réductionisme occidental tendrait à assumer qu’il s’agit d’une simple croyance et que ces pratiques ne pourraient affecter que ceux qui adhèrent à cet arrirère-fond culturel. Cette appréciation est aussi érronée que celle consisant à considérer que les antobiotiques ne feraient rien à un indien puisque ceux-ci ont été conçus en Occident et n’appartiennent pas à sa cosmogonie. Si la croyance peut renforcer l’effet placebo (aussi bien chez les indiens que chez les occidentaux), ce dernier ne saurait rendre compte à lui seul des effets de ces pratiques. Le recours éculé à la suggestion pour tenter d’expliquer tout ce qui échappe au paradigme occidental ne tient pas devant les faits. Cette hypothèse de la suggestion, si souvent appelée à la rescousse, n’est par ailleurs jamais démontrée. Elle ressemble à une sorte d’invocation incantatoire de la modernité à court d’arguments.
Là encore, la clinique est l’expérience personnelle valent toutes les hypothèses gratuites.
Étant moi-même occidental et éduqué loin de la cosmogonie indienne, j’ai dû me confronter à la réalité des virotes dont j’ignorais même l’existence à mon arrivée en Amazonie.
La première fois que cela m’est arrivé, je me suis réveillé le matin avec une légère douleur dans le cou que j’ai immédiatemment attribuée à une mauvais posture durant mon sommeil, un faux mouvement, une espèce de torticolis. La douleur a persisté et je suis allez voir un rebouteux local dont l’intervention n’a rien changé. Mon sommeil a commencé à être perturbé et des idées négatives et étranges ont surgi peu à peu, souvent de façon soudaine, m’incitant au suicide. « Tiens, pourquoi je ne sauterais pas par la fenêtre ? » Ces injonctions mentales ne correspondaient pas du tout à ma personnalité ni à un état émotionnel susceptible de les justifier. Ces obsessions m’affligeaient de plus en plus et je me demandais que faire face à cet assaut mental. J’avais comme un poste émetteur greffé sur mon cerveau et qui m’envoyait constamment des idées noires. Cela allait croissant, en s’aggravant, et les troubles du sommeil épuisaient mes réserves psychiques, ma capacité de concentration diminuait, cela devenait très inquiétant, voire effrayant. Je craignais de ne plus pouvoir, à moment donné, résister à ces injonctions et passer à l’acte. De plus, j’étais en voyage pour un congrès à Puerto Rico, loin de mes ressources habituelles et amis guérisseurs capables de m’aider.
Dans ce congrès sur les médecines trationnelles, un de mes amis vénézuéliens avait fait venir un guérisseur indien Piaora de l’Amazonie vénezuélienne et qui ne parlait pas espagnol. Je me suis donc adressé à eux et c’est au cours d’une sesssion d’ayahuasca avec cet indien que j’ai pu comprendre ce qui se passait, que j’étais victime d’un dard de sorcier et que j’ai pu visualiser cette première fléchette et en être libéré.
Au cours de cette session d’ayahuasca, où j’avais l’impression de jouer mon va-tout, moi-même sous effet visionnaire, j’ai pu observer comment procédait le guérisseur. A posteriori, je peux dire que c’était très intéressant mais, sur le moment, cela n’avait rien de très réjouissant. Je voyais tout le poison qui était à l’intérieur de mon corps, particulièrement concentré entre mon cou et ma tête. Je visualisais surtout des espèces d’épaisses croûtes noires sur mon cerveau. Le guérisseur a attendu d’être en état de concentration, m’a fait asseoir sur un petit tabouret tandis qu’il m’observait de haut sur une chaise. Je percevais son regard comme un rayon laser scannant tout mon corps.
Puis il a fait appel au Tabac, selon une technique propre à sa région dans laquelle une longue cigarette est inversée, utilisée à l’envers, le bout incandescent dans la bouche, l’autre expulsant la fumée de Tabac poussée par le souffle du guérisseur. D’un geste très appliqué, il a soufflé la fumée de Tabac au plus près sur mon corps, comme suivant des lignes géométriques qu’il visualisait. Il semblait rassembler toutes les énergies dispersés qui provenaient de cette fléchette, jusqu’à les prendre et extraire de sa main pour les écarter et jeter au loin. Je le voyais faire, je voyais les énergies sortir de mon corps et être saisies manuellement et expulsées : c’était très impressionnant.
Se concentrant ensuite sur ma tête, il plaça une main sous mon menton et de l’autre se mit à me tapoter le sommet du crâne. Avec ces tapotements, les croûtes noires de mon cerveau se détachaient et tombaient dans son autre main, il les saisissait et les envoyait au loin. J’étais fasciné. Mais surtout, je percevais comment les idées noires s’évanouissaient et je retrouvais mes facultés psychiques habituelles. A la fin de la session, je me sentais parfaitement bien, les idées claires, soulagé et avec un optimisme revenu.
Pour l’anecdote, conversant immédiatement après la séance avec le guérisseur par l’intermédiaire de mon ami, celui-ci me commentait comment on avait voulu me rendre fou avec ce dard. Et tandis qu’il me parlait, j’ai commencé de nouveau à me sentir mal comme si tout revenait comme avant. Cela a déclenché une forte angoisse car après la joie de la libération, le doute tout à coup m’assaillait et mon va-tout semblait se révéler un échec. Constantant mon changement d’humeur, le guérisseur s’excusa, prit un seau et se mit à vomir. Il n’avait pas encore évacué tout ce qu’il avait absorbé de ces mauvaises énergies et mon corps l’avait perçu dans l’échange avec lui. Il s’excusa de nouveau, mais cette fois-ci ma joie était complète, j’étais définitvement libéré. Ce genre de phénomène démontre comment les choses se jouent au niveau énergétique, au-delà des croyances ou pas du sujet. C’est d’abord le corps qui perçoit.
Les idées suicidaires disparurent comme par enchantement, c’est le cas de le dire, ainsi que les troubles du sommeil. Cela faisait deux mois que cela durait, je ne dormais plus, c’était très inquiétant. Je ne savais pas ce que c’était, je n’avais pas fait de lien avec la douleur (piqûre) dans le cou. J’ai su que la question des virotes était bien réelle et que mon manque de connaissance et de croyance sur ce sujet ne m’avait pas empêché d’en être victime.
Depuis je me suis amusé à compter les fléchettes, il y en a beaucoup qui passent en Amazonie, dans tous les sens, car il s’agit avant tout d’un monde de guerriers. Les guerres chamaniques sont le quotidien du vécu des indiens, loin de l’image d’Épinal du « bon sauvage » ou des chamanes assimilés automatiquement à des sages. J’en suis à une quarantaine maintenant. Je commence à m’en fatiguer, mais désormais tout va beaucoup plus vite. Grâce aux diètes de plantes, mon corps énergétique s’est renforcé et les dards ne pénètrent plus si facilement. D’autre part, avec l’expérience, je les détecte très rapidement et je sais ce qu’il faut faire, cela est donc moins inquiètant. Et le soutien du Tabac est ici très important.
Des rapports anthropologiques signalent cette question des dards magiques. En général, ils la décrivent comme un phénomène culturel d’ordre « symbolique », ce mot étant entendu comme équivalent à « virtuel ». Le symbolique n’a rien de virtuel mais désigne au contraire une concentration du sens à travers une image (un symbole) d’un réel qui couvre toutes les dimensions de la vie, du plus matériel au plus immatériel, du visible à l’invisible. Dans le vécu initiatique, lors des morts symboliques, le vécu de la mort est tout à fait réel même s’il ne débouche pas sur une mort physique définitive. Ce dénouement final non léthal ne peut être que constaté a posteriori mais non posé, ni imaginé, ni vécu a priori. Le virote va de la réalité physique des dards des chasseurs de singes jusqu’au phlegme physico-énergétique projeté par un sorcier et qui peut atteindre la substance spirituelle et vitale d’une victime jusqu’à entraîner sa mort.
De la même façon que le dard est un phlegme projeté, celui-ci peut être extrait grâce au phlegme d’un autre guérisseur. Ce processus de dématérialisation de la fléchette en dard « énergétique » pour l’envoyer, connaît l’opération inverse lors de l’extraction, avec la possibilité de rematérialisation du phlegme extrait en dard matériel. Une série d’objets peut ainsi subir ce processus de dématérialisation-rematérialisation et finalement être extraits du corps du patient. Cela peut aller de petit bouts de bois à des morceaux de verre ou des clous, par exemple, selon ce qui a été envoyé par le sorcier. Dans les récits de chroniqueurs ou premiers explorateurs de l’Amazonie, ce phénomène a souvent été décrit et immédiatement interprété comme un truc de prestidigitation du guérisseur. Il est en général suspecté d’avoir caché préalablement dans sa bouche l’objet qu’il prétend ensuite extraire par succion du corps du patient. Le guérisseur serait donc un escroc qui abuse de la naïveté de ses patients ou au mieux un bon psychologue qui les manipule pour leur bien. L’audace nécessaire à l’esprit rationaliste occidental pour franchir les limites de son paradigme matérialiste est rarement présente. Ce phénomène a pourtant été observé dans d’autres cultures comme chez la aborigènes d’Australie et même dans la tradition exorciste catholique occidentale où le phénomène a été décrit13. La scvience occidentale accepte par ailleurs la possible transformation de l’énergie en matière et vice-versa, par exemple dans le processus de photosynthèse des végétaux.
Le Tabac ne nous intéresse pas comme objet de musée mais en ce qu’il a à voir avec nous, maintenant, dans nos vies. En quoi, comme plante médicinale, il répond de quelque façon à nos problématiques actuelles ? Le débat concentré sur les effets toxiques de la consommation occidentale, sur son interdiction ou pas, ne nous intéresse pas directement. Cet abord classique omet de constater que le mésusage du Tabac dans le monde occidental s’enracine d’abord dans une profanation de la dimension sacrée du Tabac, et que cela tue. Il s’agit donc de retrouver ces usages corrects, organisés, ritualisés, pour pouvoir continuer à utiliser ce Tabac sans les effets toxiques et pour ses extrordinaires vertus thérapeutiques. Cette quête ne relève pas de la simple fantaisie mais d’une nécessité pour corriger l’usage toxique qui décime une bonne partie de la population mondiale, et bénéficier des pouvoirs guérissant du Tabac qui répond précisément aux besoins sanitaires contemporains aux niveaux physiques, psychiques et spirituels. Tous ceux qui en ont fait l’expérience peuvent en témoigner.
Les qualités énergétiques du Tabac se résument dans ses propriétés à 100% masculines, sa capacité à procurer de la force, à éclairer le mental, et enfin à protéger au niveau spirituel et énrgétique.
Le Tabac est une plante aux qualités totalement masculines, c’est-à-dire qui stimule, chez celui qui le consomme correctement, ses fonctions psychiques masculines, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Ces vertus masculines sont la structure, l’ordre, la rectitude, la projection vers l’extérieur, la verticalité. Ces propriétés répondent au besoin de rééquilibrer dans la société moderne l’excès de féminin et de maternel, visible en particulier dans les New Age, la massification sociale indifférenciatrice, le relativime religieux, la surprotection paralysante de l’Etat-Providence... On pourrait dire que le Tabac est le grand différenciateur donc la plante-type de l’initiation. Son action montre une implacabilité qui ne se laisse pas attendrir par les gémissements mais exige de se mettre debout et de s’assumer pleinement dans sa vérité. On pourrait y entendre un écho de la fameuse injonction biblique du « Lève-toi et marche » !
Ses vertus masculines, dans la pratique, sont toujours équilibrées par des dimensions féminines associées. Par exemple, le Tabac accompagne la prise d’Ayahuasca qui est essentiellement féminine. Quand on utilise du Tabac seul, on le fait avec une pipe (cashimba) parce que la pipe, féminine, équilibre l’énergie masculine du Tabac. Les pratiques instaurent constamment cet équilibre masculin-féminin, parfois sous des apparences innocentes mais en réalité très subtiles.
Le Tabac est une plante de force, qui procure de la puissance au niveau physique, psychique et spirituel. La prise de jus de Tabac induit dans un premier temps une sensation de faiblesse : le Tabac expulse la fragilité et la fatigue. L’individu peut se sentir épuisé, comme une poupée de chiffon, sans structures, amorphe. Cette phase durera jusqu’à ce que le Tabac fasse sa place et expulse ce qui lui est contraire. Le cap sera passé soit par des évacuations brutales (vomissements, diarrhée, sudoration...) soit par une progressive métabolisation. Alors apparaît une sensation de force inversement proportionnelle à la sensation préalable de faiblesse. L’individu se redresse, perçoit même parfois comme des plaques métalliques blindant sa poitrine, le surgissement d’une verticalité qui s’inscrit dans le corps, en particulier la colonne vertébrale. Cette sensation physique s’accompagne d’une certaine puissance psychique, une assurance spirituelle, gratifiante et enthousiasmante.
De la même façon, au niveau mental, le Tabac ingéré sous forme de jus devra d’abord trouver son espace en expulsant la confusion mentale, les idées noires, le désordre intellectuel. Le mental entre dans un tourbillon, avec un flux d’idées impossible à arrêter, qui s’entrechoquent entre elles, comme dans un maelström un peu fou et délirant. Après la métabolisation de ces effets premiers, le Tabac induit au contraire une grande clarté mentale, ordonne les pensées, structure le mental, aguise les fonctions psychiques discriminantes, augmente la concentration, stimule une réflexion profonde et pointue à la fois, donne lieu à des prises de conscience importantes qui s’imposent comme des évidences. Ces effets sont évidemment de la plus haute importance dans le contexte de confusion de la modernité.
Enfin, le Tabac représente le protecteur énergétique par excellence, c’est pourquoi il ne peut faire défaut dans la panoplie du guérisseur amazonien. Il éloigne en particulier les attaques énergétiques des sorciers, les infestations spirituelles, et écarte les effets toxiques des soins réalisé sur des patients chargés de mauvaises énergies. Avant d’offrir cette sensation de protection, le Tabac évacue les déficiences du corps énergétiques et des défenses de l’individu qui se perçoit alors comme extrêmement fragile, vulnérable, comme une pauvre petite chose misérable. Ce vécu incite à l’humilité et au respect des mesures de protections énergétiques et spirituelles, à la vie de méditation et de prière, au maintient de la rectitude en lâchant les tendances à la transgression des lois spirituelles de la vie et qui ne sont pas discutables. Ce dénuement implacable dans la vérité confronte l’individu avec son auto-suffisance, ses petits accomodements, ses tentatives de négociation ou marchandage, les entourloupes de son mental destinées à l’exonérer de ses fautes et justifier ses erreurs ou errements. Le Tabac redresse ce qui est tordu et n’accorde aucune concession aux reptations de notre être intérieur pas plus qu’à celles des esprits malins serpentiformes.
Pour le guérisseur qui a incorporé profondément l’énergie du Tabac, celui-ci soufflé manifestera ces mêmes vertus, pour lui-même et les patients qu’il soigne. Cela demande une longue préparation et une habilitation par un maître guérisseur. Le thérapeute doit se préparer pour être capable d’assimiler l’énergie qu’il va absorber de son patient et ensuite l’évacuer ou la métaboliser. En effet, sans habilitation, ni ces moyens de digestion ou d’expulsion de mauvaiss énergies, celui qui se risque à faire des sopladas s’expose dangereusement à être contaminé par des forces négatives qu’il ne peut éliminer et se déséqulibrer jusqu’à éventuellement tomber gravement malade. La préparation passe par des purges, des diètes, des périodes d’abstinence sexuelle, et tout une série de techniques, qu’il serait trop long d’expliquer ici, et qui font que le corps du guérisseur ou thérapeute est à même de pouvoir rester indemne après ce genre de soins. Nous avons ainsi passé une quinzaine d’années avec Ignacio Pérez, pour apprendre à évacuer correctement ces charges à travers des éructations, parfois violentes et bruyantes, certes peu esthétiques, mais très efficaces.
Les fonctions masculines du Tabac nous invitent à développer modestement notre réflexion sur son intérêt pour aborder la question algide dans notre civilisation post-moderne de la différenciation masculin-féminin. La différenciation nous renvoie à deux éléments complémentaire de l’évolution individuelle, le processus de l’initiation d’une part et la question de la vocation personnelle d’autre part.
Les rites d’initiation ou de passage par lesquels tout-un-chacun devrait transiter dans son développement comme individu et être social, ont malheureusement disparu dans notre monde occidental désacralisé. Ces rites permettaient, à moment donné, en particulier à la puberté, d’exercer et de vivre une expérience concrète de ce qui nous différencie et donc nous définit à la fois comme être singulier au sein d’une société précise aussi bien qu’au sein de l’histoire humaine en général. Ces rituels permettent une plongée dans l’être intérieur, confrontant l’individu à ses limites physiques, psychiques, émotionnelles. A cet endroit, surgit inévitablement le « qui suis-je ? » qui habite tout être humain, et où toute tricherie ou pirouette d’évasion devient impossible. La question se pose, s’impose, de même que sa réponse.
Et cette question embrasse non seulement celle de la différenciation sexuelle ou de l’identité citoyenne, sociale, mais atteint aussi le thème de notre devenir individuel et du sens de notre existence. Autrement dit, qu’est-ce qui nous habite, nous anime, individuellement, comme finalité la plus haute que nous puissions concevoir. Quel est l’appel susceptible de nous donner des ailes, de nous faire courir tous les risques, de mobiliser toutes nos énergies, de nous amener à abandonner toutes nos attaches, de nous propulser vers notre devenir propre ? Cette découverte ne peut surgir que de la révélation de ce dont nous sommes déjà porteur. Ce auquel nous pouvons nous vouer sans réserve, non comme un idéal théorique et facultatif, mais comme une nécessité impérieuse qui conditionne l’épanouissement personnel, la réalisation propre.
A cet endroit, le processus d’individuation, c’est-à-dire d’initiation, peut être considérablement aidé par le Tabac. Par son implacabilité et de par le contact qu’il offre avec les fonctions masculines dans toute leur splendeur, il nous contraint à regarder en face qui nous sommes. Il nous permet d’échapper aux suberfuges de notre psychisme ou des mauvais esprits pour nous mettre à nu. Il agit en quelque sorte comme un sérum de vérité.
Dans notre société occidentale actuelle, prédomine une carence terrible des fonctions masculines. Et je vais me permettre très rapidement de faire un parallèle avec ce qui se passe avec le cannabis. En effet, le cannabis représente exactement le symétrique féminin du Tabac. Il s’agit également d’une plante initiatique, sacrée, aux fonctions hautement spirituelle mais complètement féminine, à l’opposé exact du Tabac sur le plan énergétique
Comme le Tabac et pour les mêmes raisons, cette plante est mal utilisée dans la société occidentale par ignorance de son maniement énergétique et des formes rituelles pour s’en approcher. Le cannabis est directement fumé en obviant la préparation nécessaire par l’ingestion première sous ses formes solides et liquides. L’expérience initiatique de certaines populations comme en Inde ou au Maroc, demande de suivre un rigoureux processus que personne ne connaît et ne suit en Occident. Cette transgression de l’ordre de la création, inversant les priorités terre-eau avant celles de l’air et du feu, empêche l’enracinement, anesthésie la dimension émotionnelle au profit d’une mentalisation envahissante et maintient l’individu dans un état larvé de dépendance qui peut durer des décennies sans être conscientisé. Cependant, le cannabis fumé met en contact avec le monde spirituel (air et feu) et l’individu accède à des réalités supérieures authentiques mais qu’il n’est pas capable d’incarner du fait de son manque d’enracinement. Il pourra par ailleurs, comme avec le Tabac, s’ouvrir à des entités spirituelles maléfiques qui pourront le parasiter et dériver éventuellement vers une « psychose cannabique ». Le manque de connaissance du monde-autre, de sa cartographie et de ses dangers peuvent amener le consommateur à interpréter à un niveau psychique, voir matériel, des réalités d’ordre spirituel. Il prend à un premier degré ce qui est signifiant à un second ou troisième degré. Cette confusion peut se révéler extrêmement dangereuse, l’individu mettant en acte des indications à intégrer à un autre niveau. Ou encore, lors d’une soirée un peu trop arrosée, les défenses psychiques s’amenuisant, une infestation favorisée par le cannabis peut posséder l’individu en l’amenant à poser des actes contraires à sa personnalité, sa morale, les moeurs, voire même mettant sa vie et celle des autres en danger dans un accès paranoïaque.
Je crois ainsi qu’un certain nombre d’individus étiquetés psychotiques, ou possèdant une soi disant structure pré-psychotique révélée par une forte comnsommation de cannabis, sont en fait victimes d’une infestation spirituelle. Ce qui se révèle n’est pas une structure de personnalité mais un esprit malin qui parasite le sujet. Comment peut-on le démontrer ? Simplement en désinfestant la personne. En utilisant le jus de Tabac, par exemple, dans un cadre rituel adéquat de manière à expulser l’entité parasite. Nous avons ainsi suivi des patients supposés psychotiques qui, après un processus de purgation, en particulier avec le jus de tabac, n’ont plus présenté de signes de dissociation psychique sur le long terme sans avoir besoin d’aucune médication psychotrope.
L’absence de fonction discriminante masculine facilite donc la consommation inadéquate de cannabis et, de ce fait, une croissance du nombre des infestations malignes. Le Tabac rétablit le manque de fonctions masculines en même temps qu’il permet le déparasitage spirituel. Le Tabac mériterait beaucoup de travail de recherche et d’études hors des conceptions classiques de la toxicologie conventionnelle. Or les novateurs sur le sujet sont rares. Bien des spécialistes sont capables de parler du cancer du sujet tabagique, mais qui peut aborder le mystère de la fascination extrême du Tabac sur toute la surface du globe ? Pourquoi le Tabac est-il utilisé depuis des siècles, voire des millénaires en Amazonie, sans que les Indiens ne présentent de cancer ? Or certains guérisseurs connaissent une consommation très importante. Certains induisent même une intoxication volontaire pour induire des états modifiés de la conscience proches de l’extase en même temps que de la mort physique ou psychique. L’initiation ayant disparue, tous ces effets toxiques du Tabac sont considérés par la médecine occidentale uniquement comme des effets secondaires dommageables.
Si l’être humain ne fait pas de travail de différenciation, avec le Tabac par exemple, mais auissi d’autres manières, un travail organisé, guidé, avec une intentionnalité claire, dans un cadre de contention et d’intégration rituelle précis, dans le but de savoir qui il est, c’est l’indifférenciation régressive qui le guette et nous guette collectivement. En quoi suis-je différent de l’autre ? En quoi lui suis-je semblable ? Qu’est-ce qui me définit véritablement ? Sans ce travail de différenciation, s’installe une indifférenciation psychique et spirituelle qui finit par atteindre notre nature somatique : indifférenciation cellulaire du cancer et des maladies dégénératives, invasion des maladies auto-immunes, surgissement de maladies émergentes ou orphelines, troubles de l’identité psychique. Les pathologies dégénératives augmentent de manière exponentielle avec des taux de croissance parfois de 15 à 20% tous les dix ans ; la mortalités par le cancer ne cesse d’augmenter et de toucher des populations de plus en plus jeunes...
Alors, ne devrait-on pas se poser la question de savoir si nous n’avons pas oublié qu’il existait un troisième étage, si j’ose dire, qui est l’étage spirituel ? Cet étage fait partie intégrante de notre nature humaine, il doit également croître et se différencier. La confusion entre psychisme (mind) et esprit (spirit) se révèle être une problématique centrale du paradigme contemporain. Et pour se différencier, nous avons besoin d’être initiés et enseignés.
Lors de la soplada, le Tabac constitue un support ou véhicule entre le corps énergétique du patient et le corps énergétique du thérapeute.
Il m’est arrivé au début de mon travail avec les plantes d’avoir à faire un soin un peu précipité à un patient âgé, fatigué, anxieux, tendu, que ma femme m’avait envoyé pour le tranquilliser avec une soplada. Dans ma précipitation, à demi distrait, j’ai rapidement effectué la soplada sans y prêter trop d’attention. Dès que le patient est reparti, j’ai soudainement été envahí d’une fatigue extrême, le coeur battant la chamade, au point de me sentir défaillir. J’ai dû immédiatement m’allonger, angoissé, dans un hamac, pendant une demie-heure jusqu’à ce que les choses se calment. Il ne s’agissait en l’occurence que d’un patient très fatigué dont j’avais absorbé les basses énergies de faiblesse. Ce même mécanisme opère pour des charges psychiques et surtout spirituelles. Cela a été une bonne leçon pour moi.
En effet, si le Tabac est une nourriture et qu’il peut agir sur tout l’axe symbolique, il peut atteindre également le niveau le plus élevé, c’est-à-dire celui des énergies spirituelles. Or, le monde des esprits est habité par de bons et de mauvais esprits, des anges et des démons. Lors d’infestations spirituelles, conscientes ou inconscientes, accidentelles ou volontaires, le corps de l’individu est parasité, voir habité, par des entités démoniaques. La soplada instaure éventuellement une passerelle avec le corps du patient qui permet à l’occasion à ces entités d’envahir le corps du guérisseur, selon ce que son degré de protection permet. Ces contaminations peuvent se revéler simples ou graves, du léger parasitage à une violente possession. Le parasitage peut se manifester depuis le simple mal de tête, jusqu’aux cauchemars ou pis encore par des troubles psychiques et de graves maladies somatiques. Ces phénomènes sont expérimentables et confirment la logique des pratiques en médecine traditionnelle.
Le Tabac est donc un véhicule à double tranchant selon son usage. Il sert précisément pour la protection contre les mauvais esprits dans une soplada correctement effectuée chez un thérapeute expérimenté. Il permet alors de détecter ce mauvais esprit, l’extraire et l’expulser sans que le corps du guérisseur ne soit affecté. A l’inverse, une soplada mal réalisée, par une personne non préparée, peut aboutir à une contamination dangereuse. Établir une relation avec le « monde-autre » n’est donc jamais bénigne, elle instaure un lien ponctuel avec les énergies du corps du patient, que ce soit au niveau physique, psycho-affectif ou spirituel.
Si le Tabac nourrit les bonnes énergies du guérisseur (en particulier l’énergie des plantes qu’il a ingérées en diète), en cas d’infestation, le Tabac peut également nourrir les mauvaises énergies ou mauvais esprits. Les esprits sont en fait avides de se nourrir de l’énergie du Tabac. D’une façon générale, les mauvais esprits se nourrissent de l’énergie de l’individu infesté à travers celle des substances psychoactives qui ouvrent son corps énergétique et le mettent à disposition. En d’autres mots, les mauvais esprits vampirisent l’énergie vitale du sujet en l’incitant à consommer des substances psychoactives. C’est un des modalités de l’addiction. Cela vaut aussi bien pour le Tabac (tabagisme) que pour la consommation de cannabis ou d’alcool qui finissent par dévitaliser l’individu éventuellement jusqu’à la mort. Les mauvais esprits harcèlent l’individu jusqu’à ce qu’il cède à leur injonctions pour avoir la paix....et jusqu’au prochain assaut. En ce sens, l’addiciton s’assimile à une forme de possession.
Si le Tabac nourrit les bonnes énergies du guérisseur (en particulier l’énergie des plantes qu’il a ingérées en diète), en cas d’infestation, le Tabac peut également nourrir les mauvaises énergies ou mauvais esprits. Les esprits sont en fait avides de se nourrir de l’énergie du Tabac.
Les êtres de la nature (elfes, gnomes, etc.) se révèlent également avides de l’énergie du Tabac et la tradition amazonienne invite à les nourrir par des offrandes de Tabac. Cela peut se faire par exemple avant d’extraire des plantes médicinales pour remercier l’esprit de ces plantes. Ce procédé est aussi nécessaire lorsque le guérisseur va opérer sur un territoire qui n’est pas le sien : il doit demander la permission aux esprits gardiens du lieu et aux êtres de la nature qui y demeurent. Différents rituels, selon les régions, consistent à répandre un peu de jus de Tabac ou d’alcool sur le sol pour les nourrir et ainsi obtenir leur permission. J’ai eu personnellement l’occasion d’expérimenter ces pratiques et également les sanctions qui acompagnent le fait de négliger ces obligations rituelles.
Il est nécessaire de répéter que ces pratiques résultent d’une expérience millénaire et sont expérimentables, même pour un occidental comme moi qui n’a pas été éduqué dans ce contexte. Notre relation au monde spirituel s’est tellement appauvrie en Occident, asséchée par la sécularisation et les idéologies de la « mort de Dieu », que la vision rationalisante, réductrice, linéaire, prédomine et rejette tous ces phénomènes dans le rayon des délires, des légendes ou des croyances relevant de l’obscurantisme. Face à ce positionnement idéologique, ma réponse est très simple, c’est la même d’ailleurs que celle des guérisseurs : il faut passer par l’expérimentation, bien entendu dans un cadre correct, et guidé par des maîtres habilités. La réponse ne peut venir des abstractions et discussions réthoriques mais du vécu, de la clinique. Le monde spirituel est le monde du sujet, où la vérité passe par le moi subjectif, ce « je » profond et libre qui nous habite. Les processus de l’objectivisation ne s’y applique pas puisque les expériences de la vie ne sont pas de l’ordre de la reproductibilité scientifique. C’est la fonction symbolique, dans sa logique rigoureuse, et soutenue par le vécu personnel, unique et singulier, qui peut nous permettre que se rejoignent notre vécu subjectif et l’objectivité universelle de la vérité.
Le Tabac est une plante d’enseignement parce qu’elle nous met en contact avec le monde spirituel à partir duquel nous pouvons être inspirés. Ces inspirations procèdent des dimensions spirituelles de la création visible et invisible. Notre corps, dans sa nature-même, possède également cette dimension spirituelle et c’est à travers lui que nous avons accès au monde-autre. Les chamanes amazoniens nous enseignent que le Tabac constitue une voie d’accès privilégiée à notre triple dimension corporelle : physique, psycho-émotionnelle et spirituelle. Le Tabac a donc besoin d’être reconsidéré en Occident pour passer d’un usage profane à une ritualisation sacrée. Il peut ainsi nous permettre de retrouver dans notre société occidentale des sources initiatiques authentiques et saines qui sont plus que jamais nécessaire pour faire face au processus d’indifférenciation mortifère accéléré de notre civilisation.
Conférence donnée au 2ème Congrès de Lyon, 6-8 Octobre 2006, sur « Le Tabac, Plante d’enseignement et de guérison ». Publié dans les Actes, La Maison Qui Chante Ed., pp.17-28. Transcription revisée et remaniée du texte oral.
1 Nous garderons la majuscule pour le Tabac (Nicotiana rustica) pour lui restituer sa dimension sacrée et médicinale et le distinguer ainsi du tabac (Nicotiana tabacum) désacralisé comme un vulgaire produit de consommation toxique en Occident.
2 On désigne par “plante maîtresse” en Amazonie, toute plante initiatique qui peut être utilisée dans un cadre un itiatique et rituel.
3 Ce qualificatif de “chair des dieux” est également attribué à d’autres plantes psychoactives et initiatiques comme les champignons hallucinogènes utilisés par les Mayas. Voir l’ouvrage classique : Furst, Peter T. (1974) La chair des Dieux. L'usage rituel des psychédéliques, Seuil (Collection Science ouverte), France, 1974.
4 Ignacio Pérez (1943-2009), originaire de Rumizapa près de Tarapoto, a été traité à Pucallpa par son oncle Pedro Ortiz qui est devenu son maître.
5 En réalité, le germe de la différenciation a lieu dès la conception, l’ADN du foetus est différent de celui de sa mère.
6 Cigarette rustique locale de tabac pur, sans additifs.
7 Produit industriel venant initialement des États-Unis (“eau de Floride”).
8 Pratiques de la Basse-Amazonie surtout développée chez les Shipibo-Conibo. Voir Jacques Tournon et al. (1998), Los "piri piri", plantas paradójicas de la Arnazonia, ANTHROPOLOGICA I 16, pp. 215.240.
9 Chants médicinaux ou chamaniques traditionnels enseignés par le monde des esprits et captés par le guérisseur en état modifié de conscience ou en rêve.
10 La petite ville de Lamas près de Tarapoto, concentre une population indienne qui a conservé des traditions chamaniques ancestrales jusqu’à aujourd’hui. Ses praticiens sont respectés et également craints pour leurs pratiques de sorcellerie.
11 On retrouve le thème des féchettes empoisonnées plusieurs fois chez Tintin, dans Les Cigares du Pharaon, et particulièrement dans Le Lotus bleu et avec les indiens Arumbayas dans L’Oreille cassée.
12 A noter la sophistication des technologies ancestrales dont la science médicale s’est ensuite inspirée avec l’usage du curare en chirurgie et le développememnt des injections sous-cutanées.
13 En particulier par le P. Gabriele Amorth, exorciste de Rome.