L’Ayahuasca est un mélange d’au moins deux plantes psychoactives sudaméricaines : la liane Ayahuasca (Banisteriopsis caapi) qui donne son nom à la potion, et les feuilles de la Chacruna (Psychotria viridis). Le résultat est une composition très particulière par la combinaison des effets pharmacologiques de ces deux végétaux. Les alcaloïdes beta-carboliniques de la Banisteriopsis jouent le rôle d’inhibiteur de la MAO (mono-amine-oxydase) ce qui permet le surgissement des effets psychoactifs (visonnaires) des alcaloïdes tryptaminiques de la Psychotria normalement dégradés par la MAO. Cette action spécifique, que la science moderne a identifiée il y a seulement quelques dizaines d’années, est connue empiriquement depuis au moins 3000 ans par les ethnies indigènes de l’Amazonie occidentale, selon des évidences archéologiques (Naranjo P., 1983). Ce seul fait mérite toute notre attention car il révèle l’extraordinaire potentiel d’investigation dont sont capables les groupes indigènes à partir des données fournies par leurs perceptions subjectives. Du même coup il relativise notre façon conventionnelle occidentale d’aborder le sujet à partir de l’approche réductionniste rationnaliste qui prétend à une objectivité exclusive et refuse la subjectivité comme source de connaissance du réel. De fait, les découvertes phytothérapeutiques des indigènes amazoniens ne peuvent en aucun cas résulter du hasard ni d’une recherche tâtonnante procédant selon l’empirisme de la méthode essai-erreur (Narby J., 1998). Il faut également préciser que les deux types d’alcaloïdes de l’ayahuasca sont présents dans notre corps (Strassman R., 2001) et participent du circuit sérotoninergique, ce qui a conduit à parler de l’existence d’une “endo-ayahuasca” naturelle (Metzner R. & al., 1999). L’usage de l’Ayahuasca ne constituerait donc pas pour l’être humain un apport externe qui pourraît faire violence à sa physiologie mais au contraire il se greffe sur des processus neuro-pharmacologiques naturels en les potentialisant afin d’amplifier leurs fonctions habitelles .

Depuis une vingtaine d’années l’intérêt des populations des pays développés s’est accru sur ce sujet au point de susciter un phénomène de mode et d’enthousiame qui dépasse largement le cadre de la communauté académique et des laboratoires scientifiques. Il se situe dans le prolongement des tentatives d’auto-exploration commencées dans les années soixante face au manque de réponses convaincantes des églises, des écoles philosophiques, des projets politiques et des psychothérapies conventionnelles pour répondre au malaise existentiel collectif de l’Occident. La désacralisation généralisée de la société, abolissant les formes rituelles et liturgiques et annulant les espaces devant autoriser des vécus de niveau symbolique, équivaut à une confiscation d’un accès sensible à la dimension sémantique (porteuse de sens) de la vie. De la sorte, une perte massive et diffuse du sens même de la vie, depuis le quotidien le plus prosaïque jusqu’aux finalités métaphysiques s’est emparée du citoyen, générant l’assomption du doute et de la confusion. L’angoisse existentielle occidentale globale (sinistrose) face à l’absence de projets de vie cohérents et la perte d’une véritable inspiration mythique (au sens noble du terme) qui soutienne la cohésion de la collectivité, poussa de nombreuses personnes vers une quête individuelle afin de se retrouver elles-mêmes et par elles-mêmes.

Au début réservé à quelques poètes ou aventuriers (Whitman, Duits, Michaux, Kerouac...), grâce à la disponibilité de substances chimiquement concentrées et sous l’impulsion de la contre-culture, l’accès à l’induction des états modifiés de conscience devint massif. Les pionniers de ce mouvement, inspiré des cultures amazoniennes ou asiatiques , agirent en typiques sujets occidentaux en croyant pouvoir s’abstraire du contexte symbolique qu’ils assimilèrent à de simples formes culturelles. Ils laissèrent de côté l’expérience millénaire des peuples premiers et leurs recommendations en matière d’exploration du monde invisible, interne ou externe. Ils ne comprirent pas que les formes symboliques sont universelles et représentent des dispositifs indispensables de soutien et d’intégration des dites expériences de « l’au-delà » et atteignent des zones archétypiques transculturelles. En bref, ils agirent comme des consommateurs-types, s’appropriant l’instrument des substances psychoactives sans en intégrer la dimension religieuse dans le sens étymologique du terme (religare : relier). Raisonnant à partir d’un réductionnisme physiologique ou biologique, ils assimilèrent les manifestations sémantiques et mystiques à un sous-produit du mental résultant des seuls processus neuro-pharmacologiques (Leary T., 1964 & 1983).

Cela entraîna l’explosion du phénomème de la drogue avec toutes les conséquences néfastes que l’on connaît. Cette tendance réductionniste qui prétend “rationnaliser l’irrationnel” (Cabieses F., 1993 & 2000) fait écho au paradigme freudien qui considère que la conscience ne serait que le côté subjectif de processus neurologiques situés à la périphérie de l’univers intérieur du sujet et des systèmes mémoriels (mnésiques), en postulant qu’il n’existerait pas de conscience extérieure au “moi”. En d’autres termes la consience se réduirait au cerveau, celui-ci à des phénomèmes biologiques, et enfin ceux-là à de fins mécanismes moléculaires que l’on pourrait équilibrer ou corriger avec la prescription adaptée d’une pharmacopée naturelle ou synthétique. L’être humain serait le résultat d’une espèce de déterminisme génético-neuro-physiologique, enfermé désespéremment en lui-même, et où disparaissent simultanément le sujet libre et la transcendance créatrice fécondant le sens de l’existence. Dieu est mort et l’être humain se trouve seul dans un univers livré à lui-même, au hasard ou au non-sens. Cette exclusion dogmatique de la dimension spirituelle de l’existence humaine se poursuit et domine aujourd’hui encore non seulement la science classique mais aussi des recherches plus sophistiquées sur l’Ayahuasca où parfois l’élargissement de la réflexion incluant les processus atomiques, sub-atomiques, voire quantiques n’a point modifié fondamentalement le postulat de l’évincement du divin mais en a seulement repoussé les frontières (Shanon, B., 2001), (Narby J., 1998).

L’addiction ou la tentative manquée d’auto-initiation

La quête d’un sens individuel de la vie représente un projet typiquement occidental, presque absent des cultures tribales où ce qui fait sens concerne avant tout le maintien de la cohésion du groupe et sa survie. Le processus d’individuation, dans le sens proposé par C. G. Jung, n’appartient pas aux modèles des sociétés ethniques où l’individu assume un statut secondaire face à la priorité de celui de la tribu, du clan ou de la famille élargie. L’horizon culturel à l’intérieur de la stucture tribale se situe dans le rétablissement permanent de l’équilibre et de la réciprocité entre les individus, entre les tribus, entre le groupe ou l’individu et la nature et, finalement, entre ceux-ci et l’univers invisible, monde des esprits et des morts. Les cosmogonies sur lesquelles repose ce paradigme se définissent par rapport au mythe central de la Justice comme valeur suprême et garante de la stabilité et de la continuité de la vie et de l’univers. C’est pourquoi les groupes ethniques se sont dotés de règles extrêmement précises, rigoureuses et exigentes pour pouvoir entrer en contact avec ce « monde-autre », comme le nomment certains ethnologues (Perrin M., 1992), afin d’éviter l’induction d’un déséquilibre dommageable avec ce dernier. Le monde-autre est vivant, actif, empli de conscience, et pas seulement objet d’exploration ou de curiosité. Entrer en relation avec cette autre dimension implique un certain danger pour l’intégrité physique, psychique ou spirituelle du sujet et de la collectivité. L’indien amazonien est doté d’une riche cosmogonie et des outils des mythes, des légendes et des contes qui lui permettent de situer immédiatement une expérience trans-personnelle et l’intégrer dans un cadre psychique et culturel cohérent aussi bien pour lui que pour son groupe de référence. La submersion précoce dans un univers saisissable à travers un discours métaphorique, des codes symboliques, des descriptions analogiques, rend celui domesticable.

Il existe pour les membres d’une communauté ethnique des espaces rituels où ils peuvent apprendre à entrer en relation avec le monde invisible ou monde des esprits afin d’obtenir des réponses ou des informations d’intérêt. Guidé par un maître formé au contrôle de l’induction des états modifiés de conscience, ils vivront un processus initiatique qui leur permettra de revenir enrichis de leur exploration dans cet au-delà et avec la capacité d’intégrer dans leur vie les enseignements acquis au cours du « voyage ». Ils découvriront également la puissance considérable des formes archétypiques et, de là, le respect qu’elles méritent ainsi que le danger qu’elles renferment pour un explorateur téméraire.

Pour un occidental, le référent n’est point tribal mais universel et le but suprême demeure la libération ou la réalisation individuelle. La collectivité devient secondaire et son but suprême est l’individu comme l’affirme la constitution politique des sociétés modernes. Au mythe de la Justice répondant aux structures tribales s’est substitué l’Amour comme mythe fondateur du monde occidental, de projection universaliste. Cependant, dans sa forme dégénérée moderne et post-moderne, l’individuation s’est dégradée en une forme d’individualisme exclusif, narcissique et égolâtre ou le mythe de l’Amour tend à se diluer et perdre toute crédibilité. L’amour vrai requiert l’alterité, tandis que l’égoïsme débouche sur la solitude en supprimant l’autre et induit de ce fait la quête de compensations fusionnelles, c’est-à-dire une falsification de l’amour.

Dans ce contexte qui célèbre l’auto-référence comme un droit, les états de conscience modifiés par induction placent le sujet occidental face à des expériences psychiques extrêmes d’altérité. C’est l’autre en lui qu’il découvre et le Tout-Autre du monde invisible. Dépourvu d’apprentissage du langage symbolique qui traduise ces vécus intenses et les rende saisissables, il ne possède pas les instruments adéquats permettant leur heureuse intégration. Il se trouve submergé par un débordement de perceptions, idées, sensations, informations qui concernent tout son être et qui simultanément le terrorisent et le séduisent à l’extrême. La rencontre sans préparation avec les forces psychiques et/ou spirituelles, d’un même mouvement le désintègre et l’attrape dans un jeu de fascination aliénante et auto-desctructrice. Le retour à la réalité ordinaire paraît fade face à la fréquentation de l’intense pouvoir des archétypes. Survivre à chaque expérience vécue comme une véritable épreuve ordalique induit la surexcitation euphorique de celui qui semble protégé des dieux et que la mort ne peut atteindre (jusqu’à ce que survienne l’overdose). Ainsi se génère un processus de dépendance dissociative où la tentative d’élargissement de la conscience dans une structure psychique infantile dérive en inflation de l’ego.

Il est important de noter ici que le phénomème de l’addiction massive à des substances ou à divers autres objets (nourriture, sucreries, jeux, achats, télévision, ordinateurs, sexe, etc.) représente une exclusivité de la société occidentale moderne et post-moderne . Les sociétés ancestrales, traditionnelles, malgré un usage généralisé et plurimillénaire de substances psychoactives ne connaissent pas la dépendance collective à des substances ou comportements addictifs. Celle-ci apparaît chez eux à la suite de leur contact avec les occidentaux qui a signifié aussi la perte d’une partie de leur âme (alcoolisme des indiens, des aborigènes...). L’addiction aux drogues représente un symptôme de la maladie collective d’une société de consommation, désacralisée, où le réductionisme matérialiste, le rationnalisme à outrance et le laicisme érigé en dogme ignorent les besoins et les aspirations de l’être humain à une dimension transcendentale, dédaignant ou niant sa nature religieuse et sa faim spirituelle. Le “drogué ” révèle de manière spectaculaire le comportement toxicomaniaque qui constitue le trait fondamental du substrat psychique collectif de notre société. Il dévoile le mensonge du bonheur programmé par la propagande publicitaire, capable de transformer même le spirituel en objet de consommation comme cela est désormais fréquent sur le marché du New Age. Il met en évidence les contradictions masquées de la recherche artificielle du bonheur à l’extérieur de soi et non à l’intérieur, la quête de l’avoir et non de l’être.

L’addiction serait donc le résultat d’un essai manqué et très souvent peu conscient d’une auto-initiation sauvage (Mabit J., 1992 /1994/1998). Le besoin de « voir » au-delà des apparences, et qui représente une intuition salutaire, devient alors une aventure prométhéenne par le manque de préparation, de guide, d’instruments adéquats de soutien, d’orientation et d’intégration des vécus exploratoires du monde-autre. Si l’aspiration à accéder à de nouvelles façons de voir la réalité ou d’autres aspects d’une réalité unique paraît non seulement légitime mais tout à fait nécessaire à la nature humaine, le processus erroné d’une induction sans contrôle ni contention débouche sur une impasse./p>

Face à la constatation d’un usage indigène des substances psychoactives avec des résultats constructifs, d’un côté, et l’usage occidental destructif de l’autre, il nous a semblé intéressant de formuler l’hypothèse que la problématique des dépendances ne réside pas dans les substances en elles-mêmes (ou les divers objets possibles), mais dans leur utilisation adéquate ou inadéquate. Il est notoire, en outre, que les substances d’origine végétale ne peuvent être incriminées puisque ce sont les mêmes dans les deux cas (coca/cocaïne, pavot/morphine-héroïne, cannabis/marijuana-hachich, sucre naturel/sucre raffiné, cacao/chocolat, tabac, alcool, etc.). L’observation des différentes espèces zoologiques révèle également chez l’animal une quête instinctuelle et quasi compulsive d’expériences de modification de la conscience au moyen de l’ingestion de substances naturelles qui procurent l’ivresse . L’aspiration à acquérir constamment des degrés supérieurs de conscience semble se manifester comme une impulsion propre à tout être vivant. Cette auto-exploration de la conscience au moyen de la modification des perceptions va au-delà de l’usage des substances psychoactives et il existe une infinité de méthodes d’induction de ces états grâce à l’hypo (déprivation sensorielle) ou l’hyper (excitation sensorielle) stimulation des divers sens. Finalement, dans la vie quotidienne, l’être humain modifie constamment son état de conscience et produit parfois des altérations très fortes de la conscience de façon spontanée sans avoir ingéré aucune substance (orgasme, sommeil, traumatismes, exercices physiques extrêmes, douleur aiguë, jeûne, prière-méditation, musique, etc.).

Si l’on considère que les modifications induites de la conscience chez l’être humain sont à la fois naturelles et indispensables (l’on ne peut vivre sans rêver), et représentent, en outre, une nécessité pour sa réalisation spirituelle, elles méritent d’être considérées comme un droit inaliénable des personnes.

Le traitement des addictions, selon ces concepts, ne pourrait en aucun cas viser uniquement la sobriété ou l’abstinence sans offrir d’autre voie d’accès aux profondeurs de la conscience, à l’au-delà ou au monde des esprits, selon la façon dont chacun veut bien désigner ces dimensions de l’invisible. De fait, il nous semble de notre devoir de prévoir des voies alternatives d’accès au “monde-autre” afin de ne point confisquer au patient son droit à se réaliser pleinement comme personne, c’est-à-dire à découvrir son lien personnel à la transcendance. Ce qui équivaudrait finalement à le faire sortir d’une prison pour l’enfermer dans une autre encore plus triste. On voit très bien comment, par exemple, des héroïnomanes sous contrôle par produits de substitution débordent la prescription médicale pour retrouver la jouissance (high, flash) par d’autres voies d’administration du produit ou en y surajoutant d’autres types de consommation.

L’Ayahuasca peut offrir une voie royale et alternative d’accès au monde-autre, en plus de bénéficier d’une tradition indienne encore très vivace et dotée d’instruments de transmission des connaissances. D’une certaine façon, face à une dépendance aux drogues produit d’une contre-initiation sauvage, il peut être proposé à un toxicomane de reprendre un nouveau parcours initiatique, cette fois de façon contrôlée, organisée et guidée. De la sorte, en accueillant, au lieu de le nier, son désir légitime d’explorer le monde-autre, il devient plus acceptable pour le patient de se soumettre aux conditions et règles accompagnant le processus à la fois initiatique et thérapeutique, et plus facile pour le thérapeute de poser ce cadre en comptant sur la collaboration volontaire de son patient. La correction du parcours initiatique tronqué peut alors s’engager dans des conditions de réalisation correctes. Le lien thérapeutique s’inscrit alors davantage dans une relation de maître à élève que de répresseur à délinquant.

Ayahuasca

L’induction thérapeutique des modifications de la conscience

L’utilisation de l’Ayahuasca est un exemple du processus général d’induction des états modifiés de conscience (EMC) au sein des pratiques de peuples ancestraux, où se maintiennent certaines caractéristiques ou constantes à travers l’espace et le temps.

Les principales règles d’induction des EMC invariables dans des cultures différentes sont les suivantes :
• il doit exister une intention claire de la part du sujet et non pas une finalité seulement ludique ou motivation de simple curiosité;
• l’induction est guidée par un expert (maestro) expérimenté, initié, et non pas menée seul (au moins au début);
• l’expérimentateur a besoin d’une certaine préparation (c’est-à-dire que l’expérience de n’improvise pas);
• il est nécessaire d’établir un contexte pour l’induction d’EMC qui comprend certaines règles précises, en particulier concernant le maniement énergétique du corps (diète, comportement sexuel, postures…) et celui de l’environnement immédiat (l’expérience doit avoir lieu en temps et lieu adéquats);
• le corps est l’instrument essentiel de l’induction des EMC et donc de l’initiation, objet central d’attention de l’initiateur : les manifestations psychiques sont secondaires et les autres objets constituent une logistique variable selon les contextes;
• à mesure que le sujet maîtrise mieux les techniques d’induction des EMC, il obtient un résultat équivalent tout en réduisant le stimulus inducteur (par exemple la dose, la durée, le rythme...);

Les éléments du cadre d’induction selon les constantes mentionnées plus haut se manifestent à travers le processus rituel. Le rituel constitue un dispositif symbolique de contention et d’intégration du vécu au cours des sessions qui, avec l’Ayahuasca, sont en général nocturnes et durent en moyenne 5 heures (de 3 à 12 heures). Il équivaut à une mise en forme et une gestion dans le monde sensible (ce monde-ci) d’une relation avec le monde insensible (invisible ou monde-autre). Il établit ainsi une porte ou une interface entre le monde de la manifestation (phénomène) et le monde des formes ou archétypique (numen). Il permet à la conscience de circuler de ce « monde-ci » vers le « monde autre » et vice-versa, sans discontinuité, et assure ainsi l’assimilation à la conscience ordinaire des informations collectées en état de conscience extra-ordinaire. Le sujet ne se dissocie pas contrairement à ce qui se passe dans une pratique toxicomaniaque où l’on induit sans difficulté le voyage de ce « monde-ci » vers le « monde autre » mais où le retour en sens contraire n’est pas garanti et le sujet toxicomane se dissocie (solution de continuité), laissant une partie de sa conscience vivante prisonnière du “ monde-autre ”. Pour cette raison, le pire moment pour un drogué est celui de la “ redescente ” qui correspond à la douloureuse sensation d’écartèlement (« dissocié »), de perte (manque), d’oppression. A l’inverse, à la fin d’une session d’Ayahuasca bien conduite le participant se sent au contraire unifié (« associé »), en paix et avec une conscience enrichie, amplifiée, réconciliée. Il nous semble significatif que dans leur essai d’auto-initiation les consommateurs de drogues essayent de recréer de façon intuitive des cadres rituels de support (codes langagiers, vestimentaires, musicaux, tatouages, etc.), comme le signale Thomas Szasz, bien que manquant d’efficacité pour une protection réelle par méconnaissance des normes régulant la fonction rituelle (Szasz, T., 1974 & 1976).

It should be understood that the ritual is subject to the intensity and rigorousness of symbolic forms that reign in the Universe, which are trans-cultural, and belong to a transcendental order. The ritual involves a language that cannot be improvised and requires a long apprenticeship. Many Westerners, lacking formation in this domain, erroneously imagine that an aesthetic and agreeable context is sufficient, and that ritual is no more than an elaboration of a suggestive environment designed to create a simple state of relaxation. Ritual is always operative and effective, and a lack of recognition of what could be called a "technology of the symbolic or sacred" can generate perturbations in subjects during and after their exploration of the "other world". This notion is beginning to be taken into consideration by some investigators who emphasize the inadequacy, or even danger, of drinking ayahuasca outside of essential ritual structures, and recommend returning to the experience acquired by Amazonian healers over thousands of years (Metzner et al. 1999). Even if it is true that ritual forms can be adapted to the cultural or psychological context of the participants or the master of ceremonies, their essence is found beyond that, in an order of nature, especially that of our nature, manifest in our bodies. For this reason, the essential instrument of apprenticeship, knowledge transmission, and therapy in traditional societies, is the body itself. It assumes a psychic function related to integration of the world order (Mouret M., 1990). The human body as a microcosm is the image of the macrocosm, as has been noted by many mystics. Saint Gregory the Great once said: "Man shares existence with rocks, life with plants, sensation with animals, knowledge with the Angels, and is therefore, in a certain sense, each one of them".

Car il faut comprendre que le rituel est soumis à la rigueur des formes symboliques qui régissent l’univers, sont transculturelles et se réfèrent à un ordre transcendant. Il s’agit d’un langage qui ne peut s’improviser et demande un long apprentissage. De nombreux occidentaux, sans formation dans ce domaine, se trompent en s’imaginant qu’un contexte esthétique et agréable suffit et que le rituel n’est que l’élaboration d’un environnement destiné à créer un simple état de relaxation propre à la sugestion. Le rituel est toujours opératoire et efficace du fait de l’investissement psychique dont il est investi et du fait de la manipulation des formes symboliques, mais pas forcément dans le sens désiré. Une méconnaissance de ce que l’on pourrait appeler une “ technologie du symbolique ou du sacré ” peut occasionner des perturbations, parfois graves, chez le sujet, durant et après son exploration du “ monde-autre ”. Cette notion commence à être prise en compte par quelques chercheurs qui constatent l’inadéquation ou même le danger des prises d’Ayahuasca en dehors de formes rituelles précises et recommandent de se rapprocher à nouveau de l’expérience millénaire des guérisseurs amazoniens (Metzner R & al., 1999). S’il est vrai que les formes rituelles peuvent s’adapter jusqu’à un certain point aux contextes culturels ou psychologiques des participants ou du maître de cérémonie, leur essence vient d’un au-delà transcendant, d’un ordre de la Nature ou de la Création et spécialement de son expression particulière au sein de notre incarnation, c’est-à-dire à travers notre propre corps.

L’Ayahuasca utilisée selon les normes indiquées représente sans aucun doute un outil très puissant de connaissance de soi et donc un moyen privilégié de facilitation du travail du psychothérapeute.

Pour cela, l’instrument essentiel de l’apprentissage, de la transmission des connaissances et de la thérapie dans les sociétés traditionnelles est le corps lui-même. Celui-ci assume une « fonction psychique d’intégration de l’ordre de l’univers » (Mouret M., 1990). Le corps humain en tant que microcosme est le reflet du macrocosmos comme l’ont également identifié les mystiques d’autres traditions. Saint Grégoire le Grand disait déjà : “L’homme partage l’existence avec les pierres, la vie avec les végétaux, la sensation avec les animaux, la connaissance avec les anges et c’est ainsi parce que d’une certaine manière il est chacun d’eux”.

Il nous faut préciser que, dans ce contexte, le corps ne désigne pas seulement une entité somatique mais un ensemble physico-énergétique. Il assume une fonction essentielle de présence au monde et à nous-mêmes et c’est en soi notre lien personnel entre les mondes, ce qui le convertit en support de toute ritualité. Notre conceptualisation du monde s’élabore sur la base de notre expérience somatique et celle-ci enregistre l’ensemble des mémoires de notre vie en plus des mémoires transgénérationnelles héritées de nos ancêtres. En nous référant aux structures cérébrales selon le shéma tri-unique du cerveau proposé par Paul MacLean (McLean P., 1990), nous pouvons considérer que l’induction d’un EMC avec l’ayahuasca va permettre de sortir du monde conceptuel rationnel (cortical supérieur) pour explorer le champ émotionnel ou psycho-affectif (sub-cortical) jusqu’à atteindre les fonctions inconscientes du paléo-cerebrum (cerveau archaïque). La conscience franchit les paliers successifs qui nous isolent de nos mémoires somatiques. Il se produit une réduction des fonctions épicritiques, catégorisantes attribuées à l’hémisphère gauche du cerveau tandis qu’on observe une exacerbation des fonctions émotionnelles et mélodiques, caractéristiques de l’hémisphère droit (Sacks O., 1992). En prenant l’ayahuasca, le sujet déchiffre ses mémoires somatiques et réintégre l’énergie psycho-émotionnelle qui lui est liée. De ce fait, il libère des noeuds émotionnels profonds de leur charge active habituellement cachée à la conscience ordinaire mais opérant de façon occulte sur elle.

Nous observons comment, cliniquement, la mémoire somatique affecte le système nerveux autonome, en générant d’abord une stimulation orthosympathique suivie, dans une seconde phase, d’une relaxation parasympathique avec laquelle les participants terminent la sesion thérapeutique dans un état de calme et sérénité.

Étant donné que les doses efficaces d’Ayahuasca au niveau cérébral sont proches des doses toxiques (Callaway J., 2005), la phase orthosympathique peut s’accompagner d’une évacuation digestive sous forme de vomissements ou de diarrhées. Cela a valu à l’Ayahuasca l’appelation de “purge” qui lui est communément donnée par les populations locales. Au moment de vomir, le sujet expérimente l’élimination concomitante des charges émotionnelles liées aux mémoires recontactées et le vit de façon subjective comme l’expulsion d’une peur, d’une colère, ou tout autre sentiment négatif. Ces différentes formes de purgation ne représentent donc pas des effets secondaires indésirables ou adverses des prises d’ayahuasca mais constituent plutôt une fonction curative et cathartique essentielles. La proposition de certains auteurs de n’utiliser que l’association des principes actifs (“pharmahuasca”) du mélange de l’ayahuasca afin d’en réduire ou supprimer les effets purgatifs et ainsi assurer un confort au sujet (Ott J., 1999) nous paraît en ce sens tout à fait inapropriée. Elle illustre de façon caractéristique cette manière de voir occidentale qui réduit l’intérêt de l’Ayahuasca à ses seuls effets visionnaires déconnectés de la purification somatique générale, au détriment de l’intégration ou ancrage des informations apportées. La véritable prise de conscience investit tout l’être y inclus le corps. De nouveau nous retrouvons cette conception limitée d’une conscience à localisation uniquement cérébrale ou mentale, d’une expérimentation qui se veut avant tout ludique et confortable, transformant l’ayahuasca en un produit de consommation supplémentaire. Il nous semble utile de rappeler l’humilité nécessaire face à l’expérience plurimillénaire indienne qui insiste constamment sur la notion de purification qui avant de toucher l’âme passe par celle du corps.

Il faut remarquer l’intérêt spécial, dans le processus induit par l’Ayahuasca, de la découverte potentielle de mémoires transgénérationnelles et donc de la possible résolution de problématiques qui se situent au-delà de l’histoire biographique du patient. En effet, la charge de problèmes non résolus au cours des générations antérieures, comme le sont, par exemple, certains secrets de famille ou de graves transgressions éthiques des ancêtres (meurtres, trahisons, pratiques occultes ou magiques, avortements, suicides, viols, incestes, fausses filiations...) se transmet chez les descendants, parfois dans la totale inconscience du récipiendaire. Il peut s’ensuivre une série de troubles physiques ou psychiques incompréhensibles pour le patient à travers l’observation minutieuse de sa propre biographie : il lui faudra en effet remonter à sa préhistoire.

Dans ce cas, l’expérience d’EMC par son potentiel transpersonnel peut permettre au sujet de retrouver sa mémoire ontogénique puis phylogénique et réintégrer ainsi son ordre interne (microcosmos) au sein du grand ordre universel (macrocosmos), son histoire individuelle dans celle de l’humanité, et sa nature spirituelle dans l’Esprit divin, ce qui représente un acte profondément curatif. Il s’agit donc finalement d’une méthodologie de remise en ordre. Le maître guérisseur, à travers le rituel où son propre corps devient l’axe central de cet acte « liturgique », instaure un sur-ordre en relation à l’ordre interne de son patient, ce qui permet à ce dernier de passer éventuellement par des phases de confusion ou de désordre relatif, au cours du processus d’exploration de ses dérèglements internes, pour ensuite « revenir à lui-même » en s’appuyant sur le cadre intégrateur posé au préalable par l’initiateur. La déstructuration demeure passagère et source de prise de conscience des failles internes du sujet par lui-même et en même temps des potentialités latentes jamais exprimées qui vont progressivement lui fournir les instruments de son émancipation vis-à-vis du maître initiateur ou thérapeute. Ce vécu porteur de sens (fonction sémantique) renforce finalement la cohérence interne du sujet.

De ce fait, la dimension spirituelle s’impose, transcendant les particularités de la vie individuelle. Le drogué assume un objet extérieur comme source de plénitude et, par là, l’idolâtre. Les toxicomanes révèlent la maladie occidentale collective contemporaine qui consiste essentiellement en la négation de la valeur de la subjetivité de l’individu comme réceptacle d’une authentique inspiration et par la même prétend lui confisquer son potentiel d’individuation. Cela traduit une dramatique dénégation ou non reconnaisance de la nature transcendantale de la nature humaine. La spiritualité est rejetée pour être considérée comme un sous-produit du mental, un artefact de la psyché, une projection utilitaire mais inconsistante des besoins affectifs. Le spirituel se voit disqualifié au moyen de la pathologisation de tout phénomène un tant soit peu religieux ou mystique. Un “ esprit libre ” finalement serait un individu « déconditionné », c’est-à-dire sans racines, sans obligations, sans mémoire, sans limites ni liens. Son corps désacralisé devient objet manipulable et intègre le marché de la consommation. Ce sujet ainsi « idéalisé » (sans doute devrait-on dire plus justement : désidéalisé) fonctionnant dans un système auto-référenciel fermé se trouve en réalité prisonnier de lui-même et soumis au jeu de toutes les forces psychiques inconscientes, individuelles et collectives, qui le traversent. En d’autres termes, il s’agirait plutôt d’un être “ sauvage ”, sans loi ni foi. Le processus initiatique, en le ré-inscrivant au sein de l’ordre universel dans lequel il a son rôle et sa fonction, l’engage à être de nouveau sujet de son devenir, membre de la communauté humaine et du Vivant en général, citoyen universel, bref, à se ré-humaniser.

Apport spécifique de l’ayahuasca

L’Ayahuasca utilisée selon les normes indiquées représente sans aucun doute un outil très puissant de connaissance de soi et donc un moyen privilégié de facilitation du travail du psychothérapeute.

Résumons quelques uns des principaux avantages de l’utilisation de l’Ayahuasca pour des patients dépendants des drogues :

1. L’effet visionnaire de l’Ayahuasca permet d’accéder à des réalités du monde invisible, qui deviennent alors visibles ou sensibles et découvre des éléments actifs dans l’inconscient du sujet. Le matériel qui apparaît demande une interprétation symbolique à la manière de la lecture des rêves. À défaut, l’abord dissociatif occidental classique ignorant la dimension métaphorique, analogique, la lecture symbolique, ne peut y percevoir que des hallucinations, c’est-à-dire une falsification perceptuelle sans object. Dans ce cas évidemment l’objet n’est pas matériel mais psycho-émotionnel ou encore archétypique ou spirituel et par conséquent il ne s’agit nullement de phénomènes hallucinatoires insensés sinon de visions congruentes avec l’univers intérieur du sujet.

2. Les patients dotés d’une capacité limitée de symbolisation et peu accessibles aux thérapies verbales profitent de l’induction visionnaire et peuvent s’éxorérer, au moins dans un premier temps, des nécessités de la verbalisation. L’invasion du psychisme des toxicomanes par des expériences bouleversantes les ont fait régresser à des états fusionnels pré-verbaux. La prise de conscience de leur problématique au moyen du “ voir ” leur octroie en échange une voie d’accès directe à leur monde intérieur, dépassant la barrière du langage conventionnel.

3. Pendant la prise d’Ayahuasca, le sujet ne perd pas conscience et joue simultanément le rôle d’observateur et d’observé. Il est lui-même son propre objet d’observation. Il peut intervenir activement dans son propre monde intérieur et devient par là le protagoniste direct de son traitement. Ce qui ne manque pas d’améliorer notablement sa propre estime et renforcer puissamment sa conviction quant aux découvertes qu’il effectue sur lui-même et du même coup consolider sa motivation pour concréter les changements nécessaires à sa vie. Il peut vérifier la véracité des propositions interprétatives de son thérapeute. Il recupère les rênes de son être qui lui échappaient.

4. L’Ayahuasca agit comme un révélateur des vérités profondes du sujet sans jamais violer l’intimité de son être. Il ne pourra pas aller au-delà de l’intentionalité authentique, celle du coeur, qu’il pose dans l’acte d’avaler le breuvage. L’exploration n’investira que les espaces ouverts par le sujet lui-même de par sa disposition intérieure. Inversement, le manque de sincérité ou d’engagement dans le processus constitue une limite à l’efficacité thérapeutique. Il représente sans doute la principale contrindication à la prise d’Ayahuasca: reproduire l’acte prométhéen de voler les secrets de la vie à travers l’induction d’un EMC peut se solder par un vécu très éprouvant qui sert aussi de leçon.

5. L’Ayahuasca, en déplaçant les problématiques du sujet sur la scène de l’imaginaire, lui autorise une ré-élaboration de ses conflits intra-psychiques. Des solutions, interprétations ou alternatives que le patient n’avait jamais conçues font alors leur apparition. Cette défocalisation ou élargissement de la conscience lui permet d’aborder d’une nouvelle manière ses noeuds et blocages internes.

6. Aucun dépendance ou addiction provenant de l’Ayahuasca n’a jamais été rapportée dans la littérature ni observée de notre part. Son utilisation ne constitue donc pas une forme de traitement de substitution. Au contraire, avec l’augmentation du nombre de prises, la sensibilité du patient augmente tandis que la dose diminue progressivement pour la même intensité d’effets.

7. Il n’existe pas de risque de toxicité dans l’utilisation du breuvage naturel puisque les barrières physiologiques sont respectées et des mécanismes d’auto-régulation agissent au moyen des fonctions d’évacuation (diarrhée, vomissement, transpiration, urine…) quand le patient atteint les limites de sa capacité de résistance. Rappelons que les études sur les rats du Dr. Mirtes Costa de l’Université de Campinas au Brésil signalent que la dose mortelle pour un être humain standard (75 kgs) serait de 7,8 litres d’Ayahuasca, ce qui représente en moyenne 50 fois la dose thérapeutique habituelle (Callaway J.C., 1996). Le goût extrêmement désagréable du breuvage rend impossible d’atteindre cette dose. Aucun cas de décès dûs à la prise d’Ayahuasca n’a jamais été signalé dans la littérature anthropologique ni scientifique. Les études cliniques du projet Hoasca effectué au Brésil par une équipe pluridisciplinaire de l’Université de Berkeley indiquent clairement que l’utilisation correcte et prolongée de l’Ayahuasca non seulement n’affecte pas ceux qui l’ingèrent mais qu’elle leur apporte de nettes améliorations tant sur le plan physique que psychique par rapport à un groupe de contrôle (Grob C. & al., 1996). Nous même avons observé la même chose sur nous-même et parmi les guérisseurs qui atteignent en bonne santé des âges avancés.

8. L’Ayahuasca provoque des effets cathartiques physiques et psychiques concomitants, suivis d’un rééquilibrage du système nerveux autonome et de résultats réparateurs au niveau émotionnel. On observe cliniquement une amélioration notable du système immunitaire bien que des études scientifiques consistantes et complémentaires en la matière fassent encore défaut.

9. L’Ayahuasca, au-delà des effets individuels (biographiques), en s’adressant directement aux matrices psychiques transpersonnelles et transgénérationnelles, permet de dépasser le cadre culturel, social, intellectuel, idiomatique ou religieux des participants à une session y inclus les formes du cadre rituel posé au départ par le thérapeute qui dirige l’expérience.

10. Le vécu sous Ayahuasca, non seulement permet de réviser le système de croyances propres à chacun mais déconstruit et reformule les engrammations ou les mémoires somatiques profondes. L’Ayahuasca offre ainsi une sorte de nouvelle matrice symbolique pour vivre le processus mort-renaissance jusqu’au niveau des ancrages physiques les plus archaïques. Ceux-ci perdurent dans la vie quotidienne du sujet ainsi restrucuré (re-matricié selon la traduction biblique d’André Chouraqui), au-delà de sa conscience diurne ou ordinaire.

11. Sur le plan psychologique, l’Ayahuasca active les processus naturels de réparation comme par exemple :
• augmentation de la capacité intellectuelle et de concentration;
• affleurement des mémoires et des souvenirs;
• reformulation des conflits intérieurs;
• réduction de l’anxiété;
• stimulation de la vie onirique;
• identification progressive de « l’ombre » qui cesse alors de posséder le sujet et l’induit à comprendre l’autre et à accéder au pardon;
• réduction des mécanismes projectifs;
• prompte gratification de l’effort qui fortifie la motivation et augmente la tolérance à la frustration;
• amélioration de l’estime de soi;
• prise de conscience de l’unicité de l’être et de sa place dans le monde, ce qui facilite le processus de différenciation ou d’individuation;

12. Tous les éléments résumés ici ouvrent le patient à d’autres possibles, le rendent flexible et facilitent une intervention conjointe plus efficace d’autres techniques de psychothérapie. Cette ouverture a pu être observée constamment par des thérapeutes invités qui purent comparer les réponses des patients de Takiwasi à leurs techniques avec celles de leurs patients habituels./p>

Il nous semble nécessaire à ce niveau de signaler également les limites de l’utilisation de l’Ayahuasca dans un contexte thérapeutique.

Contre-indications physiques

Les contre-indications sont relativement peu nombreuses en ce qui concerne les problèmes organiques où, par précaution, sont exclues les personnes qui présentent de graves déficiences métaboliques (diabète, urémie, par exemple) ou fonctionnelles (insuffisance cardiaque par exemple), décompensées, ou encore des pathologies dégéneratives avancées (Parkinson, Sclérose en plaques, SLA, ect.). Sont également exclues les femmes enceintes, surtout pour les risques d’avortement au cours des trois premiers mois que pourraient provoquer les efforts éventuels pour vomir. Il faut signaler que, dans la tradition indigène qui bénéficie de milliers d’année d’expérience, la grossesse ne représente aucune contre-indication et l’ingestion d’Ayahuasca devient même recommandée pour donner plus de « force » au foetus. Les guérisseurs indigènes évitent cependant d’accueillir en session des femmes enceintes dont la puissante énergie est susceptible de perturber les autres participants.

D’autres raisons « énergétiques » sont invoquées en ce qui concerne les femmes en période menstruelle. Produit d’un nettoyage non seulement physique (utérus) mais aussi énergétique (sanguin), les règles sont donc considérées comme potentiellement très perturbatrices et dangereuses lors du déroulement d’une session (induction de « bad trip »). Ces dimensions énergétiques, ignorées par la culture occidentale mais universellement signalées par la Tradition, mériteraient des études approfondies car le monde occidental les interprète erronément comme des conduites culturelles à connotation machistes ou prototypes d’une morale répressive sur le plan sexuel. Nous avons pu constater lors de notre propre expérience que le sang menstruel dégage des odeurs sub-liminales par rapport au seuil perceptuel olfactif à l’état normal mais sensibles à cause de l’exacerbation olfactive produite par l’ingestion d’Ayahuasca. Des études contemporaines sur le système olfactif, le vomer et le rôle des phéromones, semblent corroborer ce que les guérisseurs affirment à propos de la relation entre la menstruation et odeurs sub-liminales (voir par exemple Kathleen Stern & Martha K. McKlintock, 1998).

La prise d’Ayahuasca sera écartée chez les sujets montrant des lésions digestives qui pourraient dégénérer en hémorragies à cause d’efforts de vomissement (ulcère stomacal, varices ou fissure oesophagiennes…). Le risque de choc sérotoninergique lié à l’utilisation des anti-dépresseurs inhibiteurs de la recaptation de la sérotonine ou SSRIs a été signalé comme possible (Callaway J.C. & Grob C.S., 1998). Cependant, jusqu’à présent aucun cas précis d’un tel incident n’a été documenté dans la littérature scientifique. Par prudence et dans la mesure du possible nous demandons l’arrêt de ces anti-dépresseurs trois mois avant le début de la prise d’Ayahuasca et nous procédons à une désintoxication préalable par des plantes purgatives grâce à quoi, jusqu’à présent, nous n’avons pas observé un seul cas de surcharge sérotoninergique. Ces précautions peuvent être élargies aux prescriptions de médicaments psychotropes majeurs (lithium, neuroleptiques...).

Contre-indications psychiques

On évitera l’utilisation de l’Ayahuasca en cas de processus psychiques dissociatifs où se manifestent des éléments délirants (psychose, schizophrénie…). Cependant certains tableaux de bouffées délirantes attribuables à une intoxication par les drogues (psychose cannabique, par exemple) peuvent se bénéficier de l’usage contrôlé de l’Ayahuasca si celui-ci s’inscrit à l’intérieur d’une démarche thérapeutique globale et structurée qui comprend une désintoxication préalable et un accompagnement psychothérapeutique d’intégration dans la durée. De même les cas border-line devront être évalués cas par cas afin d’analyser la capacité d’intégration de l’expérience symbolique par le sujet, sa motivation, l’environnement familial, etc. La prise d’Ayahuasca dans ces cas ne peut être ni exclue totalement ni systématiquement proposée. Elle ne peut être non plus décontextualisée du cadre de contention et d’intégration offert ou pas par l’équipe thérapeutique, et la maîtrise et expérience dont elle fait preuve. Dans notre observation, dans le contexte adéquat décrit précédemment, si la personne dissociée ne peut accéder à la zone de son hiatus psychique (clivage), les mécanismes de défenses psychiques aboliront tout effet psychoactif et ceux d’auto-régulation physique procéderont à l’expulsion du breuvage. Il reste que les troubles de la personnalité ne représentent pas une indication idéale de l’Ayahuasca et doivent en général conduire à l’abstention de son usage. La prise d’Ayahuasca sauvage ou dirigée par des expérimentateurs peu entraînés, comporte toujours le risque d’alimenter un cadre disssociatif latent ou patent dans la mesure ou les fonctions intégratives ne sont pas activées corrrectement. C’est pourquoi nous déconseillons son usage hors de tout contexte thérapeutique cohérent.

En dehors de ces cas d’exclusion, nous croyons que le principal problème de l’utilisation de l’ayahuasca chez des sujets occidentaux réside dans le manque, dans notre culture, de connaissance de la dimension symbolique, carence qui touche tout aussi gravement les patients que les thérapeutes. Le transfert de l’usage de l’ayahuasca du cadre culturel ancestral à un cadre thérapeutique moderne pose le problème de l’intégration cohérente du matériel visionnaire auquel on accède. Quand un sujet occidental considère sa vision comme un message au premier degré, en omet la lecture symbolique et ne maîtrise pas les codifications métaphoriques, il peut assumer le contenu de cette information de façon érronée. La découverte brutale des puissances énergétiques et psychiques, dont nous sommes habituellement d’inconscients détenteurs et qui investissent également toute la Création, contient un potentiel de fascination qui peut déboucher sur une forme d’aliénation. Par exemple, il est commun de voir des sujets occidentaux ou des patients toxicomanes s’attribuer une vocation de “ guérisseurs ” ou de “ chamanes ” à la suite d’une session où ils auront pu visualiser la circulation des énergies au cours du processus. Le thérapeute devra leur montrer qu’il s’agit d’un phénomème banal, bien que nouveau pour le sujet, et que si potentialités il y a, il existe cependant un abîme entre percevoir d’éventuelles potentialités et croire qu’on les possède déjà pleinement. Ces phénomènes compensatoires au sentiment profond d’insignifiance jouent très fréquemment. L’être humain attribue facilement à son “ moi ” égotique tout ce qui le flatte et a du mal à résister à la séduction de l’auto-complaisance. Cette réduction du sens critique ou même parfois du simple bon sens peut l’amener à ne pas « entendre » au bon niveau ce qui s’adresse à son “ MOI ” supérieur (au Self junguien) et en l’accueillant au niveau du « moi ordinaire » entreprendre des actions inadéquates. Le thérapeute joue alors un rôle fondamental en conduisant son patient à discerner ce qui surgit de ses projections et ce qui peut réellement constituer une information fondamentale qui transcende son « petit moi ». A défaut d’une correcte interprétation et intégration des informations surgit lors de l’EMC, le sujet court le risque, si fréquent dans les milieux du New Age, au lieu d’un élargissement de la conscience de déboucher sur une inflation de l’égo.

La rigueur des règles d’administration de l’Ayahuasca impose un cadre précis et est souvent peu prise en compte par les occidentaux qui tendent à les réduire à de simples “ croyances ”, à un formalisme culturel ou à de simples manifestations folkloriques. Pour autant cela leur semble facultatif, aléatoire, modulable. Dans le contexte moderne, la loi exprimée ici par le format précis du rituel génère fréquemment des résistances pour être perçue comme contraignant ou limitante. Cependant, tout d’abord une préparation physique est nécessaire (purge, par exemple), puis psychique (identification de la motivation et intentionalité du sujet). Il y a prescription de règles alimentaires (diètes, jeunes, exclusion de certains aliments comme le piment et le porc…), sexuelles (abstinence). Est proscrit l’usage concomitant de certaines substances psychoactives (cactus à mescaline, cannabis, par exemple). Ces principales limites incommodent souvent les « chercheurs de vision » qui les excluent du cadre rituel, s’ils en maintiennent encore un, en le considérant superflu. En réalité ces exigences conditionnent au plus haut point le résultat thérapeutique et l’absence de son observation peut être réellement dangeureuse pour la stabilité psychique du sujet.

Cela nous renvoie à une question centrale qui est la formation des thérapeutes qui accompagnent la prise d’ayahuasca où eux-mêmes doivent ingérer la potion pour être en résonnance avec l’état psychique de leurs patients. En état modifié de conscience, le sujet est peu accessible à travers le langage rationnel linéaire et doit être contacté au moyen d’un langage métaphorique, symbolique, basé sur des modulations énergétiques à la fois fines et puissantes. Celui-ci se met en forme grâce aux chants sacrés (ikaros), le recours aux parfums, à la fumée du tabac, à divers instruments sonores, aux prières, et certains gestes portés sur le corps du patient… Cet art demande un long apprentissage, très exigeant, qui inclue de longues périodes de diète, de jeûnes, d’abstinence sexuelle, de réclusion dans la solitude… Le thérapeute utilise son corps comme axe central du rituel et assure à travers l’effectivité de celui-ci, la sécurité des patients et le maintien de leur intégrité. Cette préparation est nécessaire si l’on veut atteindre la dimension transcendantale du MOI supérieur du patient et ne pas se limiter à des effets psychiques superficiels. En d’autres termes, cela exige que le thérapeute soit un véritable initié en la matière et montre une vocation indiscutable qui va exiger de lui esprit de sacrifice, constance et humilité.

Le Centre Takiwasi

Nous avons essayé de concrétiser les hypothèses avancées en ce qui concerne l’addiction en tant que contre-initiation inconsciente et « sauvage », et son possible traitement au moyen de l’offre réparatrice d’une véritable initiation où l’Ayahuasca joue un rôle central. L’élaboration d’un protocole thérapeutique associant pratiques de la médecine traditionnelle amazonienne et ressources de la psychothérapie occidentale a pris forme au sein d’une structure d’accueil pour patients toxicomanes. Après 6 ans d’expérimentation et de formation d’un groupe de thérapeutes aux pratiques chamaniques amazoniennes, en 1992 le centre Takiwasi a été fondé dans la ville de Tarapoto (Haute-Amazonie péruvienne).

Les patients doivent venir de leur plein gré et vivent en moyenne 9 mois en résidence dans une communauté thérapeutique qui comprend un maximum de 15 patients. Il est procédé à la suspension totale et immédiate de toutes les substances adictives (cold-turkey), y compris le tabac, ainsi que des aliments excitants (piment, café…). Aucun médicament psychotrope n’est utilisé au cours de tout le processus, sauf dans de rares cas d’urgence. En concordance avec la législation péruvienne, seuls les patients de sexe masculin sont acceptés, ce qui favorise la nécessaire abstinence sexuelle requise par l’utilisation régulière de plantes psychoactives.

Le protocole thérapeutique s’appuie sur un trépied thérapeutique qui associe : a) l’utilisation de plantes médicinales, b) le suivi psychothérapeutique, et c) la vie communautaire au quotidien. Les plantes, qui constituent l’apport original de Takiwasi, se répartissent en :
- Plantes dépuratives (purgatives, émétiques, sudorifiques, diurétiques...) qui en sollicitant les émonctoires permettent la désintoxication physique et la réduction drastique et rapide du syndrome d’abstinence tant sur le plan physique que psychique. Cela permet d’éviter en particulier le recours à des médications psychotropes dont l’usage est toujours ambivalent dans ce genre de pathologie. L‘état de manque très minoré permet qu’en une moyenne de deux semaines la majorité des patients retrouvent un sommeil spontané et réparateur, et une riche vie onirique sans utiliser aucun hypnotique.
- Plantes psychoactives réparties en deux groupes :
• l’ayahuasca : elle s’utilise au cours de cérémonies nocturnes une fois par semaine ce qui représente une moyenne de 25 prises durant tout le processus;
• les plantes-maîtresses : c’est ainsi que l’on nomme un ensemble très vaste de végétaux dont les effets psychotropes s’activent dans des conditions particulières qui requièrent l’isolement de l’individu, des règles alimentaires strictes (en particulier l’absention de sel), l’abstinence sexuelle, etc. Le patient vit sujectivement cet expérience comme un enseignement qui lui est donné par une relation directe avec l’intelligence des plantes (« esprit » ou « mère » de la plante selon la formulation des indiens), d’où leur attribut de « maîtresses ». La conduite de ces retraites de 8 jours en forêt (appelées “diètes” en terminologie locale) demande une maîtrise très spécialisée du thérapeute car elles mobilisent fortement le corps énergétique du patient, induisant de forts bouleversements psychosomatiques. Les “ diètes ” se réalisent tous les 3 mois et jouent un rôle central dans le processus thérapeutique. Elles fonctionnent en complément et équilibre avec les sessions d’ayahuasca et l’intégration du processus effectué au cours du trimestre précédent dans les ateliers de psychothérapie et la vie quotidienne en communauté (trépied thérapeutique). Chaque plante-maîtresse est dotée d’un effet psychothérapeutique précis ce qui permet d’affiner la prescription de manière à mobiliser le patient dans la direction recherchée (affronter ses peurs, devenir capable de prendre des décisions, s’enraciner, se rappeler des traumatismes du passé, renforcer ses structures, etc.). La perception des patients, l’observation clinique des thérapeutes et l’enseignement empirique des guérisseurs indiens coïncident pour reconnaître aux “diètes” un rôle plus important que l’ayahuasca pour obtenir la guérison. Elles permettent très clairement de franchir un seuil dans le processus thérapeutique (sauts qualitatifs). Les patients effectuent une moyenne de 4 diètes au cours de leur séjour.

La dimension initiatique

Ayahuasca

Rappelons que l’usage de toute plante à Takiwasi se donne au sein d’un contexte rituel de telle manière que l’intégration de l’effet des plantes ait lieu simultanément au niveau physique, psycho-affectif et spirituel.

Tout le matériel psychique surgi au moyen de l’usage des plantes (réactions physiques, émotions, visions, rêves, intuitions, etc.) sera ensuite analysé, déchiffré, interprété et élaboré par le patient lui-même à l’aide de différentes techniques de psychothérapie individuelle et groupale (fabrication de masques, hyperventilation, verbalisation, lecture symbolique avec une grille d’analyse comparative de contes, légendes et mythes, etc.). En dehors de l’usage de plantes, les techniques psychothérapeutiques s’enrichissent également de la mise en forme rituelle. C’est le cas pour certaines pratiques qui marquent une étape initiatique, c’est-à-dire le passage d’une phase du processus à la suivante, et correspondent aux traditionnels rites de passage. Le sujet y est sollicité non seulement au plan psychosomatique mais également dans sa dimension spirituelle. En effet, au cours de ces rituels, pour le patient, la dimension psychologique se prolonge par une perspective transcendantale, celle du plus haut sens de la Vie et des finalités de sa propre existence. Il est ainsi conduit à prendre consciemment en considération une résolution intégrale de sa problématique qui embrasse tout son être et déborde largement le simple dépassement de conduites dysfonctionnelles. A son tour il sera invité à manifester sa spiritualité dans des formes cohérentes pour lui-même et à l’exercer par des pratiques rituelles régulières. Pour ce faire, des espaces sont offerts pour des ateliers de méditation, de yoga, et l’assistance aux cultes et liturgies religieuses proposée facultativement aux patients croyants (la majorité catholiques dans notre contexte). Afin d’assurer la cohérence de cette démarche, face à eux-mêmes et face aux patients, les accompagnants des espaces rituels, y inclus le prêtre catholique, se doivent d’avoir suivi le même processus initiatique que les patients avec la prise des différentes plantes (dépuratives, Ayahuasca et plantes-maîtresses).

Cet espace d’élaboration et d’intégration débouche sur des décisions intéressant les attitudes, les comportements, l’expression corporelle, les manifestations affectives, relationnelles et spirituelles, et qui devront s’incarner dans le vécu quotidien en communauté. Cet exercice permet la confrontation avec le réel et vérifie que l’intégration n’en reste pas à des mots, des idées, des concepts et des bonnes intentions sans implications concrètes dans un véritable changement de vie. Les incidents et difficultés qui surgissent durant cette étape de matérialisation seront de nouveau travaillés lors des sessions de plantes et en psychothérapie, formant ainsi un système de rétro-alimentation (feed-back) permanent entre les trois supports du trépied thérapeutique.

Les résultats de ce protocole déjà analysés en plusieurs occasions (6) ont été récemment évalués (Denys A., 2005, p.22) chez 15 patients au moyen de réponses corrélées à l’ASI (Addiction Severity Index) et montrent que « les patients qui se trouvent « bien » vérifient 82% des éléments [du référentiel constitué], contre 69% pour les patients « améliorés » et 19,5% pour les patients pour lesquels la situation n’a pas changé. Ce qui permet de penser que les objectifs spécifiques de cette pratique tels que définis par les thérapeutes du Centre sont en corrélation avec les objectifs généraux d’amélioration des comportements addictifs »

Nous souhaitons ici citer quelques affirmations complémentaires d’ex-patients et qui semblent jouer un rôle-clé dans le protocole thérapeutique proposé par Takiwasi:
• « tous les patients disent que ces plantes agissent sur le syndrome d’abstinence » (15 patients sur 15);
• « l’ayahuasca semble faciliter l’introspection et la découverte de soi-même » (14 patients sur 15);
• « l’ayahuasca permet de voir, comprendre et pardonner au cours d’un processus doux, libérateur et non culpabilisant » (8 sur 15);
• « l’ayahuasca t’enseigne (reconnaissance des erreurs, connaissance de soi, volonté et force intérieure, nouvelles capacités, prise de décisions, motivation au changement, projection vers l’avenir) »;
• « le protocole induit un changement de la quantité et de la qualité des rêves » (10 sur 15);
• « on vit une expérience de communion avec la nature » (11 sur 15);
• « on découvre l’existence d’une dimension invisible de la vie » (11 sur 15);
• « la relation au sacré aide au processus thérapeutique » (12 sur 15);
• « l’usage rituel des substances psychotropes naturelles se différencie de l’usage non rituel en fournissant protection, en guidant, en soignant, et en suscitant le respect » (13 sur 15);

L’importance de la dimension initiatique ressort clairement et paraît confirmer la nécessité de répondre aux conduites ordaliques du consommateur de drogues au moyen d’une initiation bien conduite. La mort initiatique qui surgit lors de sessions d’ayahuasca prend trois formes : impression de mourir (mort physique), impression de devenir fou (mort psychique) et impression d’être avalé par un serpent (mort symbolique). Ce vécu est suivi d’un changement notable de comportement dans la majorité des cas. Bien que le dernier cas de figure est fréquemment décrit dans le monde indigène, il est cependant expérimenté par des patient étrangers à la culture amazonienne et ignorants de sa cosmogonie. Anne Denys observe que, pour les patients dont le traitement a été un échec, « le fait de ne pas vivre l’évacuation d’une charge émotionnelle difficile et la mort initiatique paraît indiquer la non-intégration des enseignements qui leur sont associés » (op.cit, p.28) et que « l’absence d’une relation au sacré semble être un déterminant possible des comportements addictifs » (op. cit, p.29). En d’autres mots, « le vécu dans un contexte protégé et sûr d’une expérience de mort fictive [je dirais « symbolique » au sens fort], vu qu’à aucun moment les fonctions vitales ne sont en danger, permettrait à l’individu de transformer son mode de représentation [de la vie] » (op.cit. p.31).

Conclusion

Nous croyons que c’est dans cette direction que doivent s’orienter les prochaines recherches sur l’usage adéquat des substances injustement appelées hallucinogènes (plutôt visionnaires), comme l’ayahuasca, dans le traitement des dépendances. Il s’agit d’élargir l’analyse neuropharmacologique vers le champ psychoclinique, et surtout de porter une attention particulière à la dimension symbolique opératoire ou dimension religieuse (5). Il devient nécessaire et urgent de briser le tabou moderne qui empêche de prendre en considération le facteur de la spiritualité dans les travaux d’investigation. Il nous faut prendre le risque de partir du vécu subjectif des individus en l’appréciant avec la rigueur des lois de la symbolique et en ayant l’audace de l’assumer comme réel dans sa totalité. C’est la voie qu’ont explorée les sages de nombreuses traditions et qu’ils nous invitent à suivre afin de sortir de nos étouffants réductionismes. Cela suppose d’opérer un saut qualitatif qui consiste à admettre l’existence du monde-autre (ou pour le moins accepter d’en poser l’hypothèse) et ainsi s’ouvrir à une dimension transcendante, habitée par des instances conscientes et autonomes par rapport aux êtres humains. Certaines rumeurs prétendent que C.G. Jung se demandait en ultime instance si les archétypes qu’il a décrits n’étaient pas tout simplement des esprits. De nombreux témoignages pourraient déjà servir de base à ce type d’études (Calvo C., 1995) (Plotkin M.J., 1993).

Pour toutes ces raisons, nous croyons nécessaire que pour un usage sain et efficace de l’ayahuasca il faille prendre en compte :
• les difficultés singulières liées à la formation des thérapeutes destinés à diriger des sessions d’ayahuasca. Ils requièrent une solide vocation à la relation d’aide, une disposition personnelle à s’engager sur la voie initiatique comme préalable à toute action thérapeutique et l’acquisition d’une connaissance de base du langage symbolique.
• l’insertion de l’usage de l’ayahuasca sous sa forme naturelle de breuvage, avec une ingestion par voie orale (per os), dans un cadre rituel non improvisé, avec le complément d’un dispositif d’interprétation, d’intégration et de contention des expériences d’EMC.
• l’association nécessaire d’un ensemble d’approches complémentaires au moyen de plantes purgatives, plantes-maîtresses, accompagnement psychothérapeutique par des thérapeutes eux-mêmes initiés, partage de vie communautaire et perspective d’ouverture spirituelle.
• la nécessité pour les occidentaux, afin de s’ouvrir à d’autres cultures, de se reconnecter et se réconcilier avec leur filiation judéo-gréco-chrétienne qui les nourrit et les structure, même inconsciemment, et dont le mysticisme renferme les outils symboliques qu’ils tendent à chercher dans d’autres formes culturelles.

Dans ce contexte, avec le support de valeurs éthiques, le traitement de personnes dépendantes ne se propose pas seulement d’atteindre l’abstinence comme une fin en soi, mais plutôt de rendre le sujet apte à jouir de sa vie en en fixant lui-même en toute liberté ses propres objectifs et ses propres limites.


Article publié en anglais dans “Psychedelic Medicine (Vol. 2): New Evidence for Hallucinogic Substances as Treatments” 1 (2007), by Thomas B. Robert, Michael J. Winkelman, pp. 87-103, Praeger Ed., USA, 2007.

L’ayahuasca dans le traitement des addictions

Conférence du Dr Jacques Mabit sur le traitement de la toxicomanie par l'ayahuasca et d'autres plantes médicinales traditionnellement utilisées sous forme de diètes et de purges au Pérou. I Journée de Dialogues entre Médecines, organisée par l'association GASS, Barcelone, 2009.