Le breuvage Ayahuasca a été utilisée des temps immémoriaux par les nombreux groupes ethniques du versant Ouest du bassin amazonien. On estime que 72 groupes ethniques de cette zone géographique l'utilisaient déjà à des époques fort lointaines pour modifier leur état de conscience ordinaire à des fins religieuse, thérapeutique ou encore d'affirmation culturelle.
Son importance est démontrée par la large diffusion de son utilisation et les quelques 42 noms différents qui le désignent, importance et désignations que l’on retrouve dans les différentes formes de préparation et d'utilisation en vigueur encore aujourd’hui parmi les ethnies et métis d’Amazonie.
Les guérisseurs amazoniens sont des experts dans l'induction et la gestion des états modifiés de conscience, et utilisent pour cela des substances végétales (ayahuasca et autres plantes) ou animales (bufoténines). Ils modulent les effets à l’aide d'additifs ou de techniques énergétiques et rituelles, et utilisent ces états pour la guérison et la divination, ou encore pour renouer avec des éléments spirituels et culturels particuliers.
Ce breuvage est fabriqué à partir d’une décoction de la liane ayahuasca (Banisteriopsis caapi) avec des feuilles de chacruna (Psichotria viridis), régie par une combinaison sophistiquée et précise découverte il y a des millénaires par les Peuples de l’Amazonie. Ce mélange imite et renforce l’action de certains neurotransmetteurs présents dans notre organisme ainsi que chez d’autres mammifères.
En effet, les bétacarbolines contenues dans la liane Ayahuasca et la diméthyltryptamine (DMT) de la Chacruna se trouvent dans le système digestif, la glande pinéale et le système nerveux, raison pour laquelle que James Callaway (1995) l’a nommé « endohuasca ». Bien que cette découverte soit relativement récente et que le rôle de ces substances dans nos organismes ne soit pas encore bien défini, on a cependant déjà identifié leur rôle dans la régulation de l’humeur et l’association des niveaux de diméthyltryptamine avec des images oniriques.
En raison de son effet psychoactif de modification de l’état de conscience ordinaire, de son pouvoir de guérison ou, peut-être aussi en raison de sa capacité à induire des visions, l’ayahuasca est devenue la base du curanderismo amazonien, la plante sacrée autour de laquelle un système de soin ancestral s’est structuré dans cette région du monde. La découverte du système de guérison indigène par l’Occident a été marquée par des préjugés et des projections envers certains concepts, s’appuyant sur des références et des instruments différents de ceux que ces peuples connaissent, ce qui a contribué à établir des corrélations ambiguës toujours d’actualité bien que désormais moins évidentes.
Les effets induits par l’ayahuasca ont très tôt attiré l’attention de certains chroniqueurs espagnols qui, en interprétant le phénomène des visions et de la relation avec le monde invisible, n’ont pas hésité à attribuer un caractère diabolique à ces pratiques, comme le montre la description de leurs effets et le dessin de la liane ayahuasca sous le nom de "Diablohuasca", réalisé par Baltazar Martínez de Compagnon :
« ... quand ils la boivent, ils perdent conscience, parce que la boisson est très puissante, à travers elle ils communiquent avec le diable, parce qu'ils sont laissés sans jugement, et ils présentent diverses hallucinations qu'ils attribuent à un dieu qui vit dans ces plantes »
Cependant, sa valeur médicinale a également été reconnue, comme dans le texte d'Inés Muñoz : « Le Dr Montilla, qui nous a visités, tentera emmener à Espagne une liane que les indigènes appellent ‘corde des morts’, qui a un pouvoir apaisant et hallucinogène extraordinaire, utilisé par les sorciers pour leurs rites magiques et religieux ; il estime que ce sera très apprécié par les médecins » (Journal d'Inés Muñoz, 25/03/1553). Après ce premier contact, l'ayahuasca a été redécouvert pour l'Occident en tant que caapi par Richard Spruce, à la fin du XIXe siècle, grâce à ses contacts avec les tribus Tukano (banisteria caapi), Guahibos (rivière Orinoco : Colombie et Venezuela), Záparos et Lamistas, encourageant ainsi de nombreuses études anthropologiques et médicales. Les alcaloïdes et les espèces botaniques impliquées dans le breuvage ont été identifiés peu de temps après, mais l'intérêt pour la recherche a décliné, se concentrant sur la confirmation que le caapi, le yagé et l'ayahuasca étaient la même chose, tout comme l'harmine, la télépatine et la banisterine. Son effet antiparkinsonien a été étudié dans les années 1930.
A partir des années 1970, avec l'émergence du mouvement contre-culturel et l’apogée des substances psychoactives, notamment chez les intellectuels et les artistes, l'étude des états modifiés de conscience, de l'ethnomédecine et de ses possibilités thérapeutiques est reprise ; cela devient important avec l'émergence des sectes d’ayahuasca au Brésil (Daime et Union de Vegetal), le mouvement ayahuasquero se répandant sur d'autres continents. Depuis 1992, la nécessité de répondre à des questions juridiques a mené à une étude scientifique et de bio-prospection du breuvage Ayahuasca. Sa non-toxicité, son incapacité à induire une dépendance et ses possibilités thérapeutiques ont été principalement mises en évidence dans des enquêtes menées par des institutions scientifiques brésiliennes et nord-américaines (Proyecto Hoasca). Un protocole thérapeutique pionnier pour l'utilisation de l’ayahuasca dans le traitement de diverses dépendances a été établi en 1992 au Pérou au « Centre Takiwasi pour la réhabilitation des toxicomanes et la recherche sur les médecines traditionnelles ».
Des études, largement documentées et disponibles en ligne, décrivent les effets physiologiques et cliniques de l'ayahuasca. On y trouve de nombreuses utilisations cliniques de l'ayahuasca, depuis l'effet détoxifiant et vermifuge que justifient son nom de « purge » dans les tribus indiennes, mais aussi des informations sur les premières études décrivant son effet antiparkinsonien, et sur d’autres études plus récentes qui lui attribuent un effet immunostimulant et antidépresseur. En effet, ce breuvage a un effet physiologique sérotoninergique qui augmente la sérotonine plaquettaire, le cortisol plasmatique et l'hormone de croissance ; cependant, l'effet le plus important pourrait être d'équilibrer et de réguler l'humeur, les fonctions psychologiques et biologiques ainsi que de stimuler le système immunitaire.
Lors de la transe induite par l'ayahuasca, on peut apprécier un effet cathartique, avec une montée et une expulsion physique associées aux souvenirs et aux émotions, dans un processus de nettoyage et de rééquilibrage émotionnel, sans perte de conscience. Le phénomène dissociatif qui se produit, partiel et temporaire, permet de réorganiser les instances psychiques (réinsertion profonde, réconciliation) et c’est ainsi que l'expérience d'un processus initiatique de mort-renaissance est très fréquente. La visualisation symbolique de l'univers psychique interne, riche d’un contenu personnel et transpersonnel, permet un processus d’apprentissage par l'accès à soi-même et, surtout, grâce à l’expansion de la conscience, permet de se connecter avec le sens profond de la vie et de sa propre existence.
Outre son action médicinale et pédagogique, l'ayahuasca est un important moyen de représentation culturelle, comme le montre la vaste production artistique inspirée par les visions et les ikaros ou chants de guérison. Les ikaros, qui sont les chants que les guérisseurs de l’Amazonie utilisent pour guérir et qui modulent le « vertige » de l'ayahuasca, méritent une attention spéciale. Ces chants, qui ont été transmis aux guérisseurs par leurs maîtres ou leur ont été enseignés dans les rêves et les états de conscience modifiés par les plantes elles-mêmes, gardent les structures linguistiques et les mots des langues ancestrales, certains déjà éteintes. Avec les ikaros les guérisseurs demandent la protection de leurs maîtres déjà disparus, des forces spirituelles, des plantes et des animaux possédant certaines caractéristiques ; ils montrent également les coutumes, les relations entre les êtres vivants, les attributs des tribus et, surtout, les itinéraires et les voies de la connaissance. La tonalité monotone de certains ikaros recrée le chemin d'apprentissage du curandero, avec les villages, les rivières et les maîtres qui l’ont instruit ; les ikaros se rendent dans le monde invisible pour chercher les réponses nécessaires.
Sous l'effet synesthésique de l'ayahuasca, les ikaros sont perçus comme des couleurs, des formes ; des sons peuvent être vus. Ces visualisations permettent au guérisseur de reconcevoir l'état énergétique de son patient, d'ordonner le chaos, de dessiner des formes harmonieuses. Cela a été décrit par Mme Herlinda Agustín, dont les « Telas que Cantan » (les tissus qui chantent), brodés de kené ou motifs Shipibo, ont suscité beaucoup d'intérêt dans les médias. Elle dit :
Chaque dessin kené est une chanson. Les dessins sont des chemins musicaux ; ces chemins ne sont pas dictés par les gens, mais par les plantes.
En dévoilant les mythes fondateurs aux membres de la tribu, ils permettent leur réappropriation par les jeunes, dans un processus initiatique et de renforcement de l'appartenance que notre société occidentale a perdu. L'acte de guérison de la médecine traditionnelle amazonienne est un acte qui ordonne, un acte à travers lequel le guérisseur, en utilisant divers éléments et son énergie personnelle, cherche à rétablir l'ordre altéré par l'affliction ; en même temps, il assume la caractéristique d'un combat spirituel entre les forces de guérison et les forces négatives qui ont causé les bouleversements. Le guérisseur assume le rôle d'intermédiaire, de négociateur, entre ces forces. Les plantes considérées comme sacrées remplissent le rôle important de connecter les deux mondes, le monde conscient, quotidien, avec le monde invisible, spirituel ou transcendant, et aident à dévoiler les mystères du cosmos et de l'homme, donnant alors à la guérison une connotation religieuse, dans le sens étymologique du mot « religare », liant le visible avec l'invisible, l'être humain avec son essence existentielle.
En dépit de tout ceci, qui démontre l'importance et la richesse de ces médecines et leur potentiel thérapeutique, nous constatons que ces ressources et ces savoirs sont menacés. Les risques auxquels ces derniers sont confrontées viennent de l'extérieur, de leur environnement et des doctrines officielles, mais aussi sont en leur sein. Car à la dégradation de l'environnement et aux problèmes territoriaux qui compromettent les communautés indiennes et au manque d'incitation pour étudier la médecine traditionnelle péruvienne, s'ajoute un cadre juridique inadéquat qui ne garantit pas les droits sur les ressources et les savoirs traditionnels, pénalisant l'exercice du curanderismo comme « exercice illégal de la médicine ».
Une autre difficulté pour l'étude des médecines traditionnelles est qu'elles ne peuvent pas être systématisées dans la plupart des cas, car les actions des guérisseurs sont basées sur leurs caractéristiques personnelles ou « dons », et il n'y a pas un modèle standardisé. Les savoirs ne sont pas transmis correctement et se perdent, soit à la suite de la mort des guérisseurs traditionnels qui ne trouvent pas d'écho chez les jeunes pour recevoir leurs enseignements, soit parce qu'ils arrêtent de pratiquer par manque d'encouragement ou par perte de ressources. Dans cet esprit, nous pouvons porter notre attention sur les meurtres des dernières années d'une quinzaine de guérisseurs ou « sorciers » à Balsapuerto, pour des raisons qui ne sont pas encore claires, bien qu'une « campagne d'extirpation d'idolâtries », par des groupes religieux fondamentalistes a été alléguée. Cependant, il est encore plus surprenant que dans un État de droit, ces décès n'aient pas encore mérité l'intérêt des autorités, ni enquête ni sanction, malgré la perte irréparable de connaissances ancestrales et, bien sûr, de vies humaines.
Parallèlement, au sein du système traditionnel, on assiste aujourd'hui à un phénomène de « commerce » de la médecine traditionnelle, notamment celui basé sur les états modifiés de conscience, induisant une dérive commerciale et son utilisation décontextualisée : émergence de « chamanes » ou ayahuasqueros, tourisme chamanique, « ayahuasca raves », vente de plantes sacrées sur Internet et utilisation de substances synthétiques qui imitent l'ayahuasca, comme l'anahuasca et le pharmahuasca, impliquant un risque d'accidents ou d'effets secondaires intolérables.
Le résultat de tout ce qui est mentionné ci-dessus est qu’un système ancestral, en vigueur et très précieux, mais parallèle et inconnu par le système officiel est non seulement menacé par un mouvement de mondialisation commerciale et non inclusif, mais en même temps est affaibli par la perte de ressources, de territoires, de savoirs et de praticiens. Face à cette situation, il est impératif de renforcer le système traditionnel en devenant un interlocuteur reconnu par ses bases devant le système officiel. Pour cela, il faut promouvoir les réseaux d'échanges entre les guérisseurs des trois régions, organiser des rencontres, favoriser les échanges, légaliser les institutions, améliorer leur niveau organisationnel.
La responsabilité éthique de l'exercice de la médecine traditionnelle est de la responsabilité de ces instances, qui peuvent exercer une sorte d’autocontrôle, parallèlement à la demande de reconnaissance et de traitement équitable mais aussi d’une rémunération juste, pour ceux qui pratiquent ce mode de guérison. Cette demande a été reçue en Colombie grâce à la formation de l'UMIYAC (Union des Médecins Indigènes Yageceros de Colombie), une entité qui habilite ses membres et réglemente leur pratique. Le travail de plaidoyer politique dans ce domaine est essentiel, pour informer et sensibiliser les décideurs politiques afin qu’ils protègent les ressources de la médecine traditionnelle : le territoire, la flore et faune, l'environnement, les guérisseurs traditionnels et leurs savoirs, mais aussi pour qu’ils donnent la possibilité à ceux qui pratiquent la médecine traditionnelle de participer à l'élaboration des lois qui les concernent.
La révision des lois et règlements qui s'opposent au droit à la santé interculturelle est nécessaire, en d’autres mots plaider pour une cohérence entre la volonté politique exprimée dans certaines déclarations qui appellent à l'équité dans les soins de santé, le droit de tous les Péruviens d'être soigné selon leur propre culture, et les normes et actions juridiques. L'abrogation des normes qui pénalisent la pratique du curanderismo serait une étape importante pour instaurer la confiance et en faciliter l'organisation et l'institutionnalisation. La recherche et la diffusion des savoirs sur les médecines traditionnelles péruviennes, visant à l'articulation des deux systèmes, traditionnel et moderne, en faveur de la santé collective, doivent passer par des services culturellement appropriés et doivent offrir une nouvelle perspective curriculaire, inter ou transculturelle aux étudiants en sciences de la santé.
Il est urgent de protéger le système médical traditionnel et d'élargir ses perspectives thérapeutiques, avec la possibilité de l'articuler avec le système en vigueur, dans un cadre d'inclusion, d'équité et de respect des connaissances ancestrales, des tradipraticiens et de leurs ressources de guérison. Dans le cas spécifique de l'ayahuasca, son importante présence médiatique actuelle et l'intérêt de l'Occident pour ces pratiques ont ouvert un important débat politique et juridique. Ainsi, alors que l'expérience ancienne des peuples autochtones et les études scientifiques montrent que l'utilisation ritualisée et respectueuse de la tradition ne génère pas de risques pour la santé, le fait de contenir du DMT, une substance classée comme « drogue sans usage médical » par la Convention de Vienne, détermine que son utilisation soit prescrite.
Bien que l'OMS encourage la récupération et l'étude des médecines traditionnelles, l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) recommande que les pays contrôlent et restreignent l'utilisation des plantes psychotropes à usage traditionnel, telles que ayahuasca, peyote, iboga, entre autres, qu’ils les surveillent et dans la mesure du possible, ils évitent leur trafic ou leur sortie, pour « causer des effets néfastes tels que nausées, vomissements, faiblesse, empoisonnement et flashbacks, avec de graves conséquences sur le bien-être... » (Juin 2011). Cela montre l'inadéquation entre le droit coutumier des populations autochtones et les lois et réglementations inadéquates et obsolètes car marquées par des préjugés ou par un intérêt commercial pour les mégaprojets.
Quel modèle de développement ou de vie voulons-nous ? Un débat approfondi est nécessaire, qui puisse montrer que l'objectif de l'Allin Kawsay ou « bien vivre » des populations ethniques n'est pas opposé au bien collectif, mais au contraire tend à l'harmonie entre les êtres humains, leur environnement et le cosmos.
Publié en espagnol dans la revue Pueblo Continente Vol 23, No 1 (2012), p. 82-85.