Depuis une vingtaine d’années l’intérêt des populations des sociétés dites "modernes" pour les substances psychotropes végétales source de modification de la conscience s’est accru au point de constituer un phénomène social qui dépasse largement le cadre de la communauté académique et des laboratoires scientifiques. Cet intérêt se situe dans le prolongement des tentatives d’auto-exploration commencées dans les années soixante face au manque de réponses convaincantes des églises, des écoles philosophiques, des projets politiques et des psychothérapies conventionnelles sur le sens de la vie. La désacralisation consécutive à la modernité réduit en effet considérablement les espaces rituels favorisant un investissement symbolique profond.
L’angoisse existentielle face à l’absence de projets de vie cohérents et l'absence d’une véritable inspiration mythique (au sens noble du terme) qui soutienne la cohésion de la collectivité a conduit de nombreuses personnes vers une quête individuelle pour se retrouver elles-mêmes et par elles-mêmes. Au début réservé à quelques poètes ou aventuriers (Whitman, Duits, Michaux ou Kerouac), de par le nombre grandissant d’écrits consacrés aux substances psychoactives et sous l’impulsion de la contre-culture, l’accès à l’induction des états modifiés de conscience s’est démocratisé. Les pionniers de ce mouvement, inspiré des cultures amazoniennes ou asiatiques, crurent pouvoir s’abstraire du contexte symbolique d'emprunt assimilé à de simples formes culturelles1. Laissant de côté l’expérience millénaire des populations indigènes, ils oublièrent que les formes symboliques représentent des dispositifs indispensables de soutien et d’intégration des expériences d'un « au-delà ». En bref, ils agirent comme des consommateurs-types, s’appropriant l’instrument des substances psychoactives sans en intégrer la dimension religieuse dans le sens étymologique du terme. Raisonnant à partir d’un réductionnisme physiologique ou biologique, ils assimilèrent les manifestations sémantiques et mystiques à un sous-produit du mental résultant des seuls processus neuro-pharmacologiques (Leary, 1964, 1983). Cela entraîna l’explosion du phénomène de la consommation massive et indiscriminée de substances addictives avec toutes les conséquences néfastes que l’on connaît.
Cette tendance réductionniste qui prétend “rationnaliser l’irrationnel” (Cabieses, 1993, 2000) fait écho au paradigme freudien qui considère que la conscience ne serait que le côté subjectif de processus neurologiques situés à la périphérie de l’univers intérieur de la personne et des systèmes mémoriels (mnésiques) en postulant qu’il n’existerait pas de conscience extérieure au “moi”. En d’autres termes, la conscience se réduirait au cerveau, celui-ci à des phénomènes biologiques et enfin ceux-là à de fins mécanismes moléculaires que l’on pourrait équilibrer ou corriger avec la prescription adaptée d’une pharmacopée naturelle ou synthétique. L’être humain serait le résultat d’une espèce de déterminisme génético-neuro-physiologique, enfermé désespérément en lui-même, et où disparaissent simultanément le sujet libre et la transcendance créatrice fécondant le sens de l’existence. Cette exclusion de la dimension spirituelle de l’existence humaine se poursuit et domine aujourd’hui les recherches sur des plantes comme l’ayahuasca où parfois l’élargissement de la réflexion incluant les processus atomiques, sub-atomiques, voire quantiques n’a point modifié fondamentalement le postulat de l’évincement du divin mais en a seulement repoussé les frontières (Shanon, 2001 ; Narby, 1998).
Face à ce constat, je souhaite ici montrer que la problématique des dépendances ne réside pas dans les substances en elles-mêmes (ou les divers objets possibles), mais dans leur utilisation adéquate ou inadéquate d’une part, et dans leur nature, naturelle ou de synthèse d’autre part. Pour cela, je partirai de l’hypothèse que les modifications induites de la conscience chez l’être humain sont à la fois naturelles et indispensables (l’on ne peut vivre sans rêver), dès qu’il est question notamment de sa réalisation spirituelle. Il ne sera pas question ici des contextes familiaux et sociaux favorisant la toxicomanie. Bien qu’il soit nécessaire de proposer à la réflexion le fait que l’assomption massive de la problématique des dépendances et toxicomanies appartient en propre à l’émergence du paradigme occidental, particulièrement à partir du XVIème siécle et son exploration des cultures « exotiques ». Les sociétés ancestrales, traditionnelles, malgré un usage généralisé et plurimillénaire de substances psychoactives ne connaissent pas la dépendance collective à des substances addictives (Rosenzweig, 1998 ; Escohotado 1989). Mon expérience de terrain en Amazonie, en particulier et auprès de patients toxicomanes à la fois locaux et procédant de contextes culturels occidentalisés, m'amène à proposer une certaine lecture personnelle de la genèse du processus de la toxicomanie, à savoir que la prise de drogues relève d’abord d’une quête de soi. Il me semble utile de la soumettre ici de façon synthétique pour la proposer au débat nécessaire autour de la conceptualisation du phénomène des dépendances.
Chez l’animal déjà, l’observation révèle une quête instinctuelle et quasi compulsive d’expériences de modification de la conscience au moyen de l’ingestion de substances naturelles2. L’aspiration à acquérir constamment des degrés supérieurs de conscience semble se manifester comme une impulsion propre à tout être vivant. Cette exploration de la conscience au moyen de la modification des perceptions va toutefois bien au-delà de l’usage des substances psychoactives. Il existe en effet une infinité de méthodes d’induction de ces états grâce à l’hypo (la privation) ou l’hyper (l'excitation) stimulation des divers sens. Finalement, dans la vie quotidienne, l’être humain modifie constamment son état de conscience de façon spontanée sans avoir ingéré aucune substance (orgasme, sommeil, traumatismes, exercices physiques extrêmes, douleur aiguë, jeûne, prière, méditation, musique, etc.).
Chez l’animal déjà, l’observation révèle une quête instinctuelle et quasi compulsive d’expériences de modification de la conscience au moyen de l’ingestion de substances naturelles.
Le traitement des addictions, dans ce contexte, ne pourrait en aucun cas viser uniquement la sobriété ou l’abstinence sans offrir une autre voie d’accès aux profondeurs de la conscience, à un "au-delà" ou un monde des esprits, selon la façon dont chacun désigne ces dimensions de l’invisible, afin de ne point confisquer au patient son droit à se réaliser pleinement, c’est-à-dire à découvrir son lien personnel à la transcendance. L'inverse équivaudrait finalement à le faire sortir d’une prison pour l’enfermer dans une autre encore plus triste, une position le plus souvent rejeté par les intéressés. On voit très bien comment, par exemple, des héroïnomanes sous contrôle par produits de substitution débordent la prescription médicale pour retrouver la jouissance (high, flash) par d’autres voies d’administration du produit ou en y surajoutant d’autres types de consommation.
D’une certaine façon, face à une dépendance aux drogues produit d’une initiation sauvage, il peut être proposé au toxicomane d’entamer un nouveau parcours initiatique, cette fois de façon contrôlée, organisée et guidée. De la sorte, en accueillant, au lieu de nier, son désir légitime d’explorer l’invisible, il devient plus acceptable pour le patient de se soumettre aux conditions et règles accompagnant le processus à la fois initiatique et thérapeutique, et plus facile pour le thérapeute de poser ce cadre en comptant sur la collaboration volontaire de son patient. Le lien thérapeutique s’inscrit alors davantage dans une relation de maître à élève (telle que la définissent les populations amazoniennes) que de répresseur à délinquant. En bénéficiant d’une tradition indienne encore très vivace et dotée d’instruments de transmission des connaissances, l’ayahuasca peut, à mon sens, offrir une voie alternative d’accès au potentiel thérapeutique associé à la transcendance.
L’ayahuasca est un mélange d’au moins deux plantes psychoactives sud-américaines : la liane ayahuasca (Banisteriopsis caapi) qui donne son nom à la potion, et les feuilles de la chacruna (Psychotria viridis). Le résultat est une composition très particulière par la combinaison des effets pharmacologiques de ces deux végétaux. Les alcaloïdes β-carboliniques de la Banisteriopsis jouent le rôle d’inhibiteur de la MAO (mono-amine-oxydase) ce qui permet le surgissement des effets psychoactifs (visonnaires) des alcaloïdes tryptaminiques de la Psychotria normalement dégradés par la MAO lorsqu’ils sont ingérés par voie orale. Cette action spécifique, que la science moderne a identifiée il y a seulement quelques dizaines d’années, est connue depuis au moins 3000 ans par les ethnies indigènes de l’Amazonie occidentale selon des évidences archéologiques (Naranjo, 1983). Ce seul fait mérite toute notre attention car il révèle l’extraordinaire potentiel d’investigation dont sont capables les groupes indigènes à partir des données fournies par leurs perceptions subjectives, leurs découvertes phytothérapeutiques ne pouvant en aucun cas résulter du hasard ni d’une recherche tâtonnante procédant selon l’empirisme de la méthode essai-erreur (Narby, 1998).
Il n’est pas inutile de préciser ici que les deux types d’alcaloïdes de l’ayahuasca sont présents dans notre corps (Strassman, 2001) et participent du circuit sérotoninergique, ce qui a conduit des chercheurs à parler de l’existence d’une “endo-ayahuasca” naturelle (Metzner & al., 1999). L’usage de l’ayahuasca ne constituerait donc pas pour l’être humain un apport externe qui pourrait faire violence à sa physiologie mais au contraire il se greffe sur des processus neuro-pharmacologiques naturels en les potentialisant afin d’amplifier leurs fonctions habituelles3. Son absorption produit une réduction des fonctions épicritiques, catégorisantes, tandis qu'une exacerbation des fonctions émotionnelles et mélodiques peut être observée (Sacks, 1988). Tout se passe comme si, en prenant l’ayahuasca, la personne déchiffrait ses mémoires somatiques et réintègrait l’énergie psycho-émotionnelle qui leur est liée. De ce fait, elle libère des noeuds émotionnels profonds de leur charge active habituellement cachée à la conscience ordinaire mais opérant sur elle. Ces observations cliniques demeurent cohérentes avec la description des structures cérébrales selon le shéma tri-unique du cerveau proposé par Paul MacLean (McLean P., 1990) : du monde conceptuel rationnel (cortical supérieur) s’exerce une descente dans le champ émotionnel ou psycho-affectif (sub-cortical) jusqu’à atteindre les fonctions inconscientes du paléo-cerebrum (cerveau archaïque). Ces hypothèses ont été confortées par l’observation sous l’effet d’ayahuasca d’un flux sanguin majeur dans les zones pre-frontale et para-limbique qui sont supposées jouer un rôle particulier dans la neurobiologie de l’interoception et des processus émotionnels, effets subjectifs caractéristique de la prise d’ayahuasca (Jordi & al., 2006).
Étant donné que les doses efficaces d’ayahuasca au niveau cérébral sont proches des doses toxiques (Callaway, 2005), la phase orthosympathique, première dans le déroulement de la session, peut s’accompagner d’une évacuation digestive sous forme de vomissements ou de diarrhées. Cela a valu à l’ayahuasca l’appellation de “purge” qui lui est communément donnée par les populations locales. Au moment de vomir, la personne expérimente l’élimination concomitante des charges émotionnelles liées aux mémoires recontactées et la vit de façon subjective comme l’expulsion d’une peur, d’une colère, ou de tout autre sentiment négatif. Ces différentes formes de purgation ne représentent donc pas des effets secondaires indésirables des prises d’ayahuasca mais constituent plutôt une fonction curative et cathartique essentielles. La proposition de certains auteurs de n’utiliser que l’association des principes actifs (“pharmahuasca”) du mélange de l’ayahuasca afin d’en réduire ou supprimer les effets purgatifs et ainsi assurer un confort à la personne (Ott, 1999) paraît en ce sens tout à fait inappropriée. Elle illustre de façon caractéristique cette manière de voir qui réduit l’intérêt de l’ayahuasca à ses seuls effets visionnaires, au détriment de l’intégration des informations apportées, transformant l’ayahuasca en un produit de consommation supplémentaire.
Dans une logique expérimentale, j'ai essayé de concrétiser les hypothèses avancées plus haut en ce qui concerne l’addiction et son possible traitement au moyen de l’offre réparatrice d’une véritable initiation dans laquelle l’ayahuasca joue un rôle central. L’élaboration d’un protocole thérapeutique associant les pratiques des médecines traditionnelles amazoniennes et les ressources de la psychothérapie occidentale a pris forme au sein d’une structure d’accueil pour patients toxicomanes. Après six ans d’expérimentation et de formation d’un groupe de thérapeutes aux pratiques chamaniques amazoniennes, le centre Takiwasi a été fondé en 1992 dans la ville de Tarapoto (Haute-Amazonie péruvienne).
Les toxicomanes doivent venir de leur plein gré et vivent en moyenne neuf mois dans une communauté thérapeutique qui comprend un maximum de quinze patients. A leur arrivée, il est procédé à la suspension totale de toutes substances addictives (cold-turkey), y compris le tabac, ainsi que des aliments excitants (piment, café, etc.). Aucun médicament psychotrope n’est utilisé au cours de tout le processus, sauf dans de rares cas d’urgence. En concordance avec la législation péruvienne, seuls les patients de sexe masculin sont acceptés, ce qui favorise la nécessaire abstinence sexuelle requise par l’utilisation régulière de plantes psychoactives. Le protocole thérapeutique s’appuie sur un trépied thérapeutique qui associe : l’utilisation de plantes médicinales, le suivi psychothérapeutique et la vie communautaire au quotidien.
Les plantes, qui constituent l’apport original de Takiwasi, se répartissent en deux groupes. Les plantes dépuratives et les plantes psychoactives. Les premières (purgatives, émétiques, sudorifiques et diurétiques), en sollicitant les émonctoires, permettent la désintoxication physique et la réduction drastique et rapide du syndrome d’abstinence tant sur le plan physique que psychique. Cette phase permet d’éviter en particulier le recours à des médications psychotropes dont l’usage est toujours ambivalent dans ce genre de pathologie. L‘état de manque très minoré permet qu’en une moyenne de deux semaines la majorité des patients retrouvent un sommeil spontané et réparateur, et une riche vie onirique sans utiliser aucun hypnotique. Les secondes (psychoactives) incluent : l’ayahuasca, qui s’utilise au cours de cérémonies nocturnes une fois par semaine, soit une moyenne de vingt-cinq prises durant tout le processus pour une part ; les plantes maîtresses qui regroupent un ensemble très vaste de végétaux dont les effets psychotropes s’activent dans des conditions particulières : isolement de l’individu, règles alimentaires strictes (en particulier l’abstention de sel), abstinence sexuelle, etc. Le plus souvent, le patient vit cette expérience comme une relation directe avec l’intelligence de la plante (son « esprit » ou sa « mère » selon la formulation locale), d’où son attribut de « maîtresse».
La conduite de ces retraites de huit jours en forêt (appelées “diètes”) demande une maîtrise très spécialisée du thérapeute car elles mobilisent fortement le corps énergétique du patient, induisant de forts bouleversements psychosomatiques. Les “ diètes ” se réalisent tous les trois mois et jouent un rôle central dans le processus thérapeutique. Elles fonctionnent en complément des sessions d’ayahuasca et participent à l’intégration du processus effectué dans les ateliers de psychothérapie et la vie quotidienne en communauté au cours du trimestre précédent. Pour le thérapeute, chaque plante maîtresse est dotée d’un effet psychothérapeutique précis ce qui lui permet d’affiner la prescription de manière à mobiliser le patient dans la direction recherchée (p.e. affronter ses peurs, devenir capable de prendre des décisions, s’enraciner, se rappeler des traumatismes du passé, renforcer ses structures, etc.). La perception des patients, l’observation clinique des thérapeutes et l’enseignement empirique des guérisseurs indiens coïncident pour reconnaître aux “diètes” un rôle plus important que l’ayahuasca dans la guérison. Elles permettent très clairement de franchir un seuil dans le processus thérapeutique (sauts qualitatifs). Les patients effectuent une moyenne de quatre diètes au cours de leur séjour.
Pour les sociétés indiennes, l’instrument essentiel de l’apprentissage, de la transmission des connaissances et de la thérapie est le corps lui-même, celui-ci assumant une « fonction psychique d’intégration de l’ordre de l’univers » (Mouret, 1990). Le corps ne désigne pas seulement une entité somatique mais un ensemble physico-énergétique. Il assume une fonction essentielle de présence au monde et à soi-même, ce qui le convertit en support de toute ritualité. Ce qui revient à dire que la conceptualisation du monde s’élabore sur la base de l'expérience somatique.
Le rituel constitue, en effet, un dispositif symbolique de contention et d’intégration du vécu au cours des sessions qui, avec l’ayahuasca, sont en général nocturnes et durent de trois à douze heures. Il équivaut à une mise en forme et une gestion dans le monde sensible (ce monde-ci) d’une relation avec le monde insensible (l’invisible ou monde-autre). Il permet à la conscience de circuler d’un monde à l’autre, sans discontinuité, et assure ainsi l’assimilation à la conscience ordinaire des informations collectées en état de conscience extra-ordinaire. Dans une pratique toxicomaniaque, la personne laisse une partie de sa conscience vivante prisonnière du “ monde-autre ”. Pour cette raison, le pire moment pour un drogué est celui de la “ redescente ” qui correspond à la douloureuse sensation d’écartèlement (« dissocié »), de perte (manque) et d’oppression. A l’inverse, la personne impliquée dans le rituel thérapeutique ne se dissocie pas. A la fin d’une session d'ayahuasca bien conduite le participant se sent au contraire unifié (« associé »), en paix et avec une conscience enrichie, amplifiée et réconciliée4. Il est significatif que dans leur essai d’initiation sauvage les consommateurs de drogues essayent de recréer de façon intuitive des cadres rituels de support (codes langagiers, vestimentaires, musicaux, tatouages, etc.), comme le signale Thomas Szasz (1974 & 1976). Or, cette démarche n'est pas efficace pour réellement protéger car elle méconnaît des normes régulant la fonction rituelle qui sont :
A travers le rituel, le thérapeute instaure ainsi un sur-ordre qui offre au patient la possibilité de réintégrer en quelque sorte son ordre interne (microcosme) au sein d’un ordre universel (macrocosme), son histoire individuelle dans celle de l’humanité et sa nature spirituelle dans la transcendance. Après d’éventuelles phases de confusion ou de désordre relatif liés au processus d’exploration de ses dérèglements internes et de déconstruction de ceux-ci, le patient peut en quelque sorte « revenir à lui-même » en s’appuyant sur le cadre intégrateur posé au préalable par le thérapeute. La déstructuration, toujours passagère, est source d’une prise de conscience des failles internes comme des potentialités latentes, jamais exprimées, et qui vont progressivement apporter les instruments de l’émancipation du patient vis-à-vis du thérapeute. Ce vécu, porteur de sens, renforce ainsi la cohérence interne de la personne.
Il faut par ailleurs comprendre que le rituel est soumis à la rigueur des formes symboliques qui, dans les conceptions indigènes, régissent l’univers. Il s’agit d’un langage qui ne peut s’improviser et demande un long apprentissage. De nombreux occidentaux se trompent en s’imaginant qu’un contexte esthétique et agréable suffit et que le rituel n’est que l’élaboration d’un environnement destiné à créer un simple état de relaxation propre à la suggestion. Le rituel est opératoire et efficace du fait de l’investissement psychique et de la manipulation des formes symboliques en jeu. Une méconnaissance de ce que l’on pourrait appeler une “technologie du symbolique ou du sacré” peut occasionner des perturbations, parfois graves, durant et après l’exploration du “monde-autre” par la personne. Cette notion commence à être prise en compte par quelques chercheurs qui constatent l’inadéquation ou même le danger des prises d’ayahuasca en dehors de formes rituelles précises et recommandent de se rapprocher à nouveau de l’expérience millénaire des guérisseurs amazoniens (Metzner & al., 1999).
L’usage des plantes à Takiwasi s’opère donc au sein d’un contexte rituel de telle manière que l’intégration de leurs effets ait lieu simultanément au niveau physique, psycho-affectif et spirituel. Dit autrement, tout le matériel qui surgi suite à l’ingestion des plantes (réactions physiques, émotions, visions, rêves, intuitions, etc.) sera ensuite analysé, déchiffré, interprété et élaboré par le patient lui-même à l’aide de différentes techniques de psychothérapie individuelle et groupale (fabrication de masques, hyperventilation, verbalisation, lecture symbolique avec une grille d’analyse comparative de contes, légendes et mythes, etc.). En dehors de l’usage de plantes, les techniques psychothérapeutiques s’enrichissent également de la mise en forme rituelle. C’est le cas pour certaines pratiques qui marquent une étape initiatique, c’est-à-dire le passage d’une phase du traitement à la suivante. La personne y est sollicitée non seulement au plan psychosomatique mais également dans sa dimension spirituelle. Elle est ainsi conduite à prendre consciemment en considération une résolution intégrale de sa problématique qui embrasse tout son être et déborde largement les simples conduites dysfonctionnelles. À son tour, le patient sera invité à manifester sa spiritualité dans des formes cohérentes pour lui-même et à l’exercer par des pratiques rituelles régulières. Pour ce faire, des espaces sont offerts pour des ateliers de méditation, de yoga, et l’assistance aux cultes et liturgies religieuses proposée facultativement aux patients croyants (la majorité catholiques, dans notre contexte). Afin d’assurer la cohérence de cette démarche, face à eux-mêmes et face aux patients, les accompagnants des espaces rituels, y inclus le prêtre catholique, se doivent d’avoir suivi le même processus initiatique que les patients avec la prise des différentes plantes (dépuratives, ayahuasca et plantes maîtresses).
L’usage des plantes à Takiwasi s’opère donc au sein d’un contexte rituel de telle manière que l’intégration de leurs effets ait lieu simultanément au niveau physique, psycho-affectif et spirituel.
Cet espace d’élaboration et d’intégration débouche sur des décisions intéressant les attitudes, les comportements, l’expression corporelle, les manifestations affectives, relationnelles et spirituelles, qui devront s’incarner dans le quotidien au sein de la communauté. Cet exercice permet la confrontation avec le réel et vérifie que l’intégration n’en reste pas à des mots et de bonnes intentions sans implications concrètes dans un véritable changement de vie. Qui plus est, les incidents et difficultés qui surgissent durant cette étape de matérialisation seront de nouveau travaillés lors des sessions ultérieures de prise des plantes et en psychothérapie, formant ainsi un système de rétro-alimentation (feed-back) permanent entre les trois supports du trépied thérapeutique évoqué plus haut5.
Tout au long de ce protocole, l’importance de la dimension initiatique ressort clairement et paraît confirmer la nécessité de répondre aux conduites ordaliques du consommateur de drogues au moyen d’une initiation bien conduite. Sans entrer dans les détails, la mort initiatique qui peut surgir lors de sessions d’ayahuasca prend trois formes : impression de mourir (mort physique), impression de devenir fou (mort psychique) et impression d’être avalé par un serpent (mort symbolique). Ce vécu est le plus souvent suivi d’un changement notable de comportement. Bien que le dernier cas de figure est fréquemment décrit dans le monde indigène, il est cependant aussi expérimenté par des patient étrangers à la culture amazonienne et ignorants de sa cosmogonie. Dans une étude récente auprès d'anciens patients, Anne Denys observe ainsi que "le vécu dans un contexte protégé et sûr d’une expérience de mort fictive [je dirais « symbolique » au sens fort], vu qu’à aucun moment les fonctions vitales ne sont en danger, permettrait à l’individu de transformer son mode de représentation [de la vie]" (2005: 31). A l’inverse, pour les patients dont le traitement a été un échec, "le fait de ne pas vivre l’évacuation d’une charge émotionnelle difficile et la mort initiatique paraît indiquer la non-intégration des enseignements qui leur sont associés" (op.cit.: 28).
De cela, il ressort que l’ayahuasca, utilisée selon les normes indiquées, représente donc et sans aucun doute un moyen très puissant de connaissance de soi et un outil privilégié dans le travail du psychothérapeute avec des patients dépendants des drogues, pour les raisons suivantes :
Pour résumer, sur le plan psychologique, l’ayahuasca active les processus naturels de réparation comme par exemple l’augmentation de la capacité intellectuelle et de concentration, l’affleurement des mémoires et des souvenirs, la reformulation des conflits internes, la réduction de l’anxiété, la stimulation de la vie onirique, l’identification progressive de « l’ombre » qui cesse alors de posséder la personne et l’induit à comprendre l’autre et à accéder au pardon, la réduction des mécanismes de projection, la prompte gratification de l’effort qui fortifie la motivation et augmente la tolérance à la frustration, l’amélioration de l’estime de soi, la prise de conscience de l’unicité de l’être et de sa place dans le monde, ce qui facilite le processus de différenciation ou d’individuation.
Toutes ces qualités sont à mettre en balance avec les limites de son utilisation dans un contexte thérapeutique dont nous souhaitons maintenant signaler les principales.
L’utilisation de l’ayahuasca est à éviter en cas de processus psychiques dissociatifs où se manifestent des éléments délirants (psychose). Cependant certains tableaux de bouffées délirantes attribuables à une intoxication par les drogues (psychose cannabique, par exemple) peuvent bénéficier de l’usage contrôlé de l’ayahuasca si celui-ci s’inscrit à l’intérieur d’une démarche thérapeutique globale et structurée qui comprend une désintoxication préalable et un accompagnement psychothérapeutique d’intégration dans la durée.
De même, les cas border-line devront être évalués au cas par cas afin d’analyser la capacité d’intégration de l’expérience symbolique par la personne, sa motivation, l’environnement familial, etc. La prise d’ayahuasca dans ces cas ne peut être ni totalement exclue ni systématiquement proposée. Elle ne peut être non plus décontextualisée du cadre de contention et d’intégration offert ou pas par l’équipe thérapeutique. D'après mes observations, dans le contexte adéquat décrit précédemment, si la personne dissociée ne peut accéder à la zone de son hiatus psychique (clivage), les mécanismes de défenses psychiques aboliront tout effet psychoactif et ceux d’auto-régulation physique procéderont à l’expulsion du breuvage. Il reste néanmoins que les troubles de la personnalité ne représentent pas une indication idéale pour la prise d’ayahuasca.
En dehors de ces cas d’exclusion, il est possible d'affirmer que le transfert de l’usage de l’ayahuasca du cadre culturel indigène à un cadre thérapeutique moderne pose le problème de l’intégration cohérente du matériel visionnaire auquel on accède. Quand un occidental considère sa vision comme un message au premier degré, en omet la lecture symbolique et ne maîtrise pas les codifications métaphoriques, il peut assumer son contenu de façon erronée. La découverte brutale des puissances énergétiques et psychiques, dont les détenteurs sont habituellement inconscients, contient un potentiel de fascination qui peut déboucher sur une forme d’aliénation. Il est commun, par exemple, de voir occidentaux et patients toxicomanes s’attribuer une vocation de “ guérisseurs ” ou de “ chamanes ” à la suite d’une session où ils auront visualisé la circulation des énergies dans leur corps et entre les personnes.
Dans ce cas, il revient au thérapeute de conduire son patient, confronté à ce phénomène compensatoire au sentiment profond d’insignifiance, à discerner ce qui surgit de ses projections de ce qui peut réellement constituer une information fondamentale. Le thérapeute devra ainsi lui montrer qu’il s’agit d’un phénomène banal, bien que nouveau pour la personne, et que si potentialités il y a, il existe cependant un abîme entre percevoir d’éventuelles potentialités et croire qu’on les possède déjà pleinement. A défaut d’une interprétation correcte et d’une intégration des informations surgies lors de l’EMC, la personne court le risque, si fréquent, de déboucher sur une inflation de l’ego, au lieu d’un élargissement de la conscience.
Cela renvoie à une question centrale qui est la formation des thérapeutes qui accompagnent la prise d’ayahuasca qu’ils doivent eux-mêmes ingérer pour être en résonance avec l’état psychique de leurs patients. En effet, en état modifié de conscience, la personne est peu accessible par le langage rationnel linéaire. Elle doit être contacté au moyen d’un langage métaphorique, symbolique, basé sur des modulations énergétiques à la fois fines et puissantes, et mises en forme grâce aux chants sacrés (ikaros), aux parfums, à la fumée du tabac, à divers instruments sonores, aux prières et à certains gestes portés sur le corps du patient. Cet art demande un long apprentissage, très exigeant, qui inclue de longues périodes de diète, de jeûnes, d’abstinence sexuelle et de réclusion dans la solitude dans le dessein de préparer son corps autour duquel le thérapeute construit le rituel qui assure la sécurité des patients et le maintien de leur intégrité. Cette préparation est nécessaire si l'objectif thérapeutique est d'atteindre la dimension transcendantale du "moi" supérieur du patient et ne pas se limiter à des effets psychiques superficiels. En d’autres termes, cela exige que le thérapeute soit un véritable initié en la matière.
Pour leur part, les contre-indications physiques sont relativement peu nombreuses en ce qui concerne les problèmes organiques où, par précaution, sont exclues les personnes qui présentent de graves déficiences métaboliques (diabète, urémie, par exemple) ou fonctionnelles (insuffisance cardiaque par exemple) ou encore des pathologies dégénératives avancées (Parkinson, Sclérose en plaques, SLA, etc.). De même, la prise d’ayahuasca sera écartée chez les personnes montrant des lésions digestives qui pourraient dégénérer en hémorragies à cause d’efforts de vomissement (ulcère stomacal, varices ou fissure oesophagiennes).
Sont également exclues les femmes enceintes, surtout pour les risques d’avortement au cours des trois premiers mois que pourraient provoquer les efforts éventuels pour vomir. Il faut signaler que, dans la tradition indigène, la grossesse ne représente aucune contre-indication et l’ingestion d’ayahuasca devient même recommandée pour donner plus de « force » au foetus. Les guérisseurs indigènes évitent cependant d’accueillir en session collective des femmes enceintes dont la puissante énergie est pour eux susceptible de perturber les autres participants.
D’autres raisons « énergétiques » sont invoquées en ce qui concerne les femmes en période menstruelle. Produit d’un nettoyage non seulement physique (utérus) mais aussi énergétique (sanguin), les règles sont donc considérées comme potentiellement très perturbatrices et dangereuses lors du déroulement d’une session (induction de "bad trip"). Les expériences thérapeutiques menées à Takiwasi ont permis de constater que le sang menstruel dégage des odeurs sub-liminales par rapport au seuil perceptuel olfactif à l’état normal mais sensibles à cause de l’exacerbation olfactive produite par l’ingestion d’ayahuasca. Des études contemporaines sur le système olfactif, le vomer et le rôle des phéromones, semblent corroborer ce que les guérisseurs affirment à propos de la relation entre la menstruation et odeurs sub-liminales (voir par exemple Stern & McKlintock, 1998).
Enfin, le risque de choc sérotoninergique lié à l’utilisation des anti-dépresseurs inhibiteurs de la recaptation de la sérotonine ou SSRIS a été signalé comme possible (Callaway & Grob, 1998). Cependant, jusqu’à présent aucun cas précis d’un tel incident n’a été documenté dans la littérature scientifique. Par prudence et dans la mesure du possible le protocole thérapeutique engagé à Takiwasi demande l’arrêt de ces anti-dépresseurs trois mois avant le début de la prise d’ayahuasca et une désintoxication préalable par des plantes purgatives est engagée, grâce à quoi, jusqu’à présent, aucun cas de surcharge sérotoninergique n'a été observé. Ces précautions peuvent être élargies aux prescriptions de médicaments psychotropes majeurs (lithium, neuroleptiques...).
Enfin, toute prise d’ayahuasca requiert au préalable de l’intéressé une préparation physique (purge, par exemple), psychique (identification de la motivation et intentionalité du sujet) et le suivi de règles alimentaires (diètes, jeunes, exclusion de certains aliments comme le piment et le porc), ainsi que l’abstinence sexuelle. Est également proscrit l’usage concomitant de certaines substances psychoactives (cactus à mescaline, cannabis, par exemple). L’observation de ces règles assure la sécurité du processus, et l’intégrité physique et psychique du sujet.
Les procédures thérapeutiques engagées à Takiwasi invitent à reconsidérer les prochaines recherches sur l’usage adéquat des substances visionnaires, comme l’ayahuasca, dans le traitement des dépendances. Il s’agit d’élargir l’analyse neuropharmacologique vers le champ psychoclinique, et surtout de porter une attention particulière à la dimension symbolique opératoire ou dimension religieuse7. Il devient nécessaire et urgent de briser le tabou moderne qui empêche de prendre en considération le facteur de la spiritualité dans les travaux d’investigation. Peut-on prendre le risque de partir du vécu subjectif des individus en ayant l’audace de l’assumer comme réel dans sa totalité ? C’est la voie qu’ont explorée les sages de nombreuses traditions et qu’ils invitent à suivre afin de sortir des étouffants réductionismes. Cela suppose d’opérer un saut qualitatif qui consiste à admettre l’existence du "monde-autre" (ou pour le moins accepter d’en poser l’hypothèse) et ainsi s’ouvrir à une dimension transcendante, propre à chacun et, dans une certaine mesure, semblable à tous. De nombreux témoignages pourraient déjà servir de base à ce type d’études (Calvo, 1995; Plotkin, 1993).
Article publié en « Les plantes hallucinogènes : Initiations, thérapies et quête de soi », Christian Ghasarian & Sébastien Baud, Ed. Imago, 2010, pp 267-286.
1 Allen Ginsberg et Bill Burroughs, qui expérimentèrent ces substances en Amérique du Sud, en arrivèrent à affirmer qu’il est nécessaire pour induire un EMC d’avoir un guide spirituel ou un “ moniteur de réalités multiples ” (Leary, 1983), mais en même temps Thimoty Leary, Allen Ginsberg et Richard Alpert écrivent finalement dans leur fameux livre, The Psychedelic Experience : “ l’expérience est sûre…tous les dangers qu’on peut craindre sont des productions inutiles de l’esprit… essayez de garder la foi et la confiance dans la potentialité de votre propre cerveau… ”.
2 Ronald K. Siegel a approfondi et décrit ce thème avec beaucoup d'humour : "Après avoir goûté un certain nombre de nectars de certaines orchidées, les abeilles tombent sur le sol dans un état de stupeur temporaire et reviennent ensuite pour en consommer d’avantage. Les oiseaux se gavent de baies ennivrantes pour voler ensuite sans but. Les chats inahlent avidemment des plantes aromatiques et se mettent à jouer avec des objets imaginaires. Des vaches ruminant certaines graines se secouent, font des tours et reviennent sans coordination vers la même plante. Les éléphants se saoûlent consciemment avec des fruits fermentés. L’ingestion de “ champignons magiques ” provoque chez les singes la position du Penseur de Rodin, assis la tête entre les mains".
3 Pour plus de détails sur la neuro-pharmacologie de l’Ayahuasca, voir Callaway et al. (1999), Callaway (1999), McKenna, Callaway & Grob (1998), Riba, Valle, Urbano, Yritia, Morte & Barbanoj (2003).
4 Les observations cliniques montrent comment l’ayahuasca affecte le système nerveux autonome, en générant d’abord une stimulation orthosympathique suivie, dans une seconde phase, d’une relaxation parasympathique amenant les participants à terminer la session thérapeutique dans un état de calme et sérénité.
5 Les résultats de ce protocole déjà ont été récemment évalués (Denys, 2005) chez 15 patients au moyen de réponses corrélées à l’ASI (Addiction Severity Index). Pour des résultats détaillés de ce protocole voir également le rapport du Dr Rosa Giove publié par l’Organisme Interministériel Péruvien de Lutte contre les Drogues (2002) et aussi (Mabit, 2002).
6 Il est parfois pris en compte en psychopathologie de la transmission de certains secrets de famille ou de graves transgressions éthiques des ancêtres (meurtres, trahisons, pratiques occultes ou magiques, avortements, suicides, viols, incestes, fausses filiations...) chez les descendants, parfois dans la totale inconscience du récipiendaire. L’ayahuasca est dans ce cas d’une grande aide puisque non seulement elle met à jours ces mémoires trans-générationnelles mais favorise aussi la possible résolution de problématiques qui se situent au-delà de l’histoire biographique du patient, dans sa pré-histoire en quelque sorte.
7 Le Dr. David Larson (2001) de l’Université d’Oxford (USA) signale que rares sont les études psychiatriques qui prennent en compte la variable spirituelle ou religieuse dans leurs mesures de cas. Lors d’une étude rétrospective, en cinq ans, entre 1978 et 1982, moins de 1% des études quantitatives en psychiatrie publiées dans 4 des majeures revues anglo-saxonnes de psychiatrie incluent une ou plusieurs mesures de l’engagement religieux des patients : seul 3 des 2348 études examinées étaient centrées sur une variable religieuse.